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Édouard Delruelle
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Les migrants,
Une chance ou une menace ?
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Rencontre de la Pensée Critique du 27 janvier 2016 :

Partout en Europe, la crise des réfugiés de cette année 2015 a amplifié la peur et le rejet de l’immigration. Face au discours dominant qui présente les migrants comme une « menace », suffit-il à la gauche de répéter que l’immigration est une «  chance » ? L’indignation morale et le « sursaut républicain » ne pourront contenir, seuls, la vague de xénophobie qui déferle sur l’Europe. Et si l’immigration, comme du reste la diasporisation des populations européennes, était tout simplement une réalité, incontournable dans un monde global, mais ni bonne ni mauvaise en soi - réalité dont les effets positifs ou négatifs dépendent d'orientations politiques globales ? Le problème est-il dans un mauvais réglage des rapports entre « nous » et « eux », ou dans l’incapacité de l’Europe à définir un projet porteur d’unité et de solidarité ?


En acceptant très volontiers l’invitation de votre Président (via mon ami André Tosel), je me suis demandé quelle plus-value pouvait apporter à un public du sud de la France, sur un sujet aussi rebattu que « les migrants », un philosophe belge ?
D’abord, cette question concerne tous les citoyens européens. Dans la perspective d’une démocratie à l’échelle européenne, il est sain que nous en débattions entre nous (comme nous le ferons tout à l’heure, j’espère) ;
Je viens aussi d’une petite région d’Europe, la Wallonie, qui a cette particularité que l’extrême droite y est résiduelle (5%, et encore s’agit-il d’un parti au profil plutôt populiste) ; la gauche, bien qu’en déclin comme partout, y reste dominante – 45% des voix si l’on additionne les scores du PS (30% lors des dernières élections, l’un de ses plus mauvais scores), des Ecolos (9%, malgré une chute de 8%) et du PTB (5% - parti dont le positionnement est proche du FG). La cartographie politique wallonne est une anomalie, entre le nord de la France où le FN fait 40%, et la Flandre où les deux partis de l’ultra-droite recueillent également 40% (N-VA 33%, parti aujourd’hui dominant, et Vlaams Belang 7%). Anomalie wallonne et bruxelloise qui tient à des raisons objectives que je tenterai d’expliquer en cours de route …

La thèse que je voudrais défendre, c’est que nous ne vivons pas une crise des migrations. Il n’y a tout simplement pas de « crise des réfugiés ». Ce que nous vivons, c’est une crise de l’Europe – peut-être même son implosion. La « crise de la dette grecque » comme la « crise des réfugiés » ne sont ni l’une, le fait de la Grèce, ni l’autre, le fait des réfugiés, mais le fait d’une Europe néolibérale entraînée dans une fuite en avant catastrophique. La logique de privatisation et de maximisation du profit provoque en réaction des poussées nationalistes et xénophobes de plus en plus violentes, qui ne font elles-mêmes qu’accélérer la mise en concurrence des territoires voulue par ce même néolibéralisme.

Face à l’afflux de réfugiés, l’Europe poursuit le fantasme de s’ériger en forteresse, et pour ce faire elle construit des murs et des camps – dans le même temps, elle accélère la dérégulation de l’économie et des protections sociales encore existantes. Mais c’est une fuite en avant : plus l’Europe se ferme aux autres, plus les pays européens se ferment les uns aux autres. L’implosion de « l’espace Schengen » en est la preuve : l’obsession de vouloir refouler les migrants amène finalement chaque pays à se désolidariser de ses voisins. En croyant « protéger » l’Europe, on la détruit.

Double crise de l’Europe, donc – qui est en fait un double refus :
1. refus de se doter d’une politique sociale intégrée, dont l’un des volets serait une véritable politique d’intégration des « immigrés » ;
2. refus de voir que son destin géopolitique est (plus que jamais) lié à celui de la rive sud de la Méditerranée, que celle-ci fait partie intégrante de son horizon politique ;
Les migrants sont pris en tenaille par ce double refus. Ils ne sont pas LE problème ; ils sont un révélateur.

Sur une question comme celle des migrations, il y a un écart gigantesque entre la perception que la population se fait du phénomène, et sa réalité objective. Montrer cet écart entre perception et réalité est d’ailleurs la raison d’être de la plupart des sociologues ou démographes spécialistes des migrations. Ce travail d’objectivation, de démystification est tout à fait indispensable – et j’y consacrerai d’ailleurs une part importante de mon exposé. Mais je ne considère pas pour autant que se faire le porte-parole du réel soit une fin en soi, tout simplement parce que la perception (même « fausse ») de la réalité migratoire … est elle-même une réalité. Et le philosophe que je suis cherche tout autant à comprendre la réalité de cette perception, qu’à essayer de la corriger.

Sur le plan politique, il est d’ailleurs faux de croire qu’en corrigeant une perception (en faisant preuve de « pédagogie », comme on dit), on va provoquer des effets politiques directs – concrètement : dissuader les électeurs de voter FN. Non pas que les gens soient des imbéciles, incapables de comprendre la complexité des problèmes (éternelle complainte des élites envers le peuple), mais parce que chacun d’entre nous a besoin que les faits « objectifs » qu’il observe s’intègrent dans une dynamique historique, un « récit » collectif dans lequel il se reconnaît, qui le touche « subjectivement ». Or aujourd’hui, le récit collectif du repli, de la peur et de la haine l’emporte de beaucoup sur le récit de l’émancipation, de l’espoir et de la fraternité. C’est un tel récit « progressiste » qu’il s’agit de reconstruire à un niveau qui ne peut être, selon moi, que celui de l’Europe.

Je vais diviser mon exposé en trois parties :
1) Qu’en est-il objectivement de ladite « crise des réfugiés » et des flux migratoires en Europe aujourd’hui ?
2) Qu’en est-il de leur perception par les sociétés européennes (mais je parlerai essentiellement de la France et de la Belgique) ?
3) En quoi consiste la crise de l’Europe politique et quels sont les leviers que peuvent activer « les amis de la liberté » ?

1) Il n’y a pas de crise des réfugiés et/ou des migrants

Concernant les réfugiés, tout d’abord :
Le flux de réfugiés en provenance du Moyen-Orient et d’Afrique est-il sans précédent ? Non ! Lors de la guerre en ex-Yougoslavie dans les années 90, l’Europe du Nord a dû faire face à un flux comparable, sans provoquer de panique ni chez les responsables politiques ni dans la population. Pourtant, les réfugiés en provenance de Bosnie (très nombreux dans la région liégeoise), étaient … musulmans. Mais c’était avant le 11-Septembre …
L’Europe, qui compte un demi-milliard d’habitants, serait donc « envahie » par l’arrivée de quelque 300.000 réfugiés, soit … 0,06% de la population européenne  (l’équivalent d’une ville de taille moyenne comme Nice) ;
Et ces 300.000 réfugiés constituent moins de 10% de l’ensemble des populations déplacées à cause du conflit syrien – la Turquie en recueille près de 2 millions, le Liban, plus d’un million, la Jordanie, un demi-million. Autant dire que l’Europe ne prend qu’une part négligeable dans l’aide aux victimes de ce conflit.



Dans la population – mais en amont, chez les journalistes et les politiques –, on croit souvent que les réfugiés représentent le principal motif de migration. C’est faux. En les additionnant, réfugiés politiques et humanitaires ne représentent que 15-20% des migrations légales. Ce chiffre connaîtra sans doute un « pic » en 2015, mais il restera bien inférieur au regroupement familial (50%) – lui aussi considéré comme une cause « d’invasion » migratoire, alors qu’il n’est rien d’autre, rappelons-le, que le droit fondamental de vivre avec son époux/épouse ou parents/enfants (sous des conditions de ressource de plus en plus restrictives).



Les canaux légaux de la migration ne sont donc même plus considérés comme légitimes par le discours politico-médiatique dominant. Ces canaux sont soupçonnés de n’être qu’une couverture pour la « migration économique ». Tous les gouvernements promettent de lutter contre ladite migration économique. Mais une telle « promesse » se heurte à des réalités qui la contredisent :
1) Toute migration est économique. Réfugié politique, ce n’est pas un métier ! Tout migrant, quel que soit le motif légal de son arrivée, se déplace dans l’espoir d’une vie meilleure pour lui et ses enfants ;
2) La migration économique non choisie (« illégale » ou « irrégulière ») est peu significative démographiquement (10%-15% des flux migratoires tout au plus) ;
3) Mais surtout : elle est consubstantielle au capitalisme, c’est-à-dire à la recherche du profit : dans les secteurs de l’économie qui ne peuvent pas délocaliser leurs activités (bâtiment, restauration, nettoyage, maraichage, etc.), la seule façon de faire du surprofit est d’importer de la main-d’œuvre immigrée clandestine, dans des conditions souvent proches de la traite des êtres humains. Et parmi les donneurs d’ordre de chantiers ou de travaux où la main d’œuvre est illégale, on trouve souvent les pouvoirs publics eux-mêmes ! On nage en pleine hypocrisie …

S’il faut donner une définition générique du migrant, ce serait donc celle-ci : un migrant est un travailleur qui se déplace sur un marché du travail devenu global, mondial, et soumis à la concurrence capitaliste.
Au demeurant, il est faux de penser que ces migrants seraient la « misère du monde » (selon la formule de Rocard). Car migrer coûte cher (plusieurs milliers d’euros) ; c’est un « luxe » qui n’est accessible qu’aux classes moyennes des pays d’origine, c’est-à-dire à des individus souvent diplômés et polyglottes. Les populations les plus pauvres, qui vivent avec quelques €/jour (1/4 de la population mondiale) sont condamnées à survivre là où elles sont, ou à s’entasser dans les camps de fortune du HCR.

Mais le décalage le plus saisissant entre réalité et perception concerne la permanence des migrations dans des pays comme la France ou la Belgique. C’est comme si chaque flux migratoire était vécu comme le premier, ou inédit dans son ampleur ou sa nature, alors même que nos pays sont historiquement des pays de migration au double sens où (1) le nombre d’entrées et de présence d’étrangers a toujours été élevé et (2) où le solde migratoire a (presque) toujours été positif.

Le nombre d’entrées d’étrangers en France tourne autour de 200.000 personnes par an depuis le début des années 2000, avec un solde migratoire toujours positif (même s’il est en chute constante depuis une dizaine d’années), qui tourne autour de 40.000 personnes, comme en Belgique (ce qui signifie que proportionnellement, il y a beaucoup moins d’immigration en France qu’en Belgique (6 x moins).

Deux remarques :

1) Entre la France et la Belgique, il y a une différence majeure sur le plan historique : alors que la France a accueilli de manière continue des populations provenant des pays limitrophes (Italie, Espagne) ou de ses anciennes colonies (du Maghreb en particulier), la Belgique a importé de la main-d’œuvre étrangère via des traités bilatéraux (avec l’Italie, puis l’Espagne, puis le Maroc et la Turquie) (les travailleurs italiens, par exemple, ont été échangés contre du charbon), ce qui explique des courbes discontinues, en dents de scie ;

2) Après une stagnation dans les années 70 et 80, l’immigration a connu une augmentation importante à partir des années 2000. C’est là non pas (comme le fait croire la propagande frontiste) le résultat d’un laxisme migratoire envers les pays d’Afrique ou du Maghreb, mais la conséquence (1) de l’élargissement de l’Union européenne aux pays d’Europe de l’Est (Roumanie, Bulgarie, Pologne) et (2) de la multiplication des canaux d’immigration.







Le résultat de cette tendance historique profonde en Belgique comme en France, c’est donc que le nombre de citoyens d’origine étrangère est de 26% en France, 24% en Belgique (1). Dans nos pays de la « Vieille Europe », un citoyen sur 4 est directement issu de l’immigration – chiffre qui augmente du surcroît avec la taille des villes : ainsi à Bruxelles, 66% de la population est d’origine étrangère ! – contre 25% en Wallonie et 16% en Flandre.

 


Mais le « grand récit » collectif, « national », de nos deux pays, n’intègre pas (ou fort peu) l’histoire et la réalité (complexe) de ces migrations – à la différence de pays comme la Grande-Bretagne, le Canada ou les États-Unis (où il est cependant aujourd’hui remis en cause).

L’immigration étant perçue comme un phénomène négatif, les gouvernements promettent de lutter contre l’immigration, comme si les flux migratoires pouvaient être jugulés par des mesures sécuritaires. Or, c’est là une illusion (ou un mensonge) assez comparable au discours « volontariste » autour de la lutte contre le chômage. On sait que le taux d’emploi dépend essentiellement de la croissance mondiale – variable qui échappe à l’emprise du pouvoir national. Les gouvernements en sont réduits à « attendre la reprise », en espérant pouvoir ensuite maquiller en résultat de leur politique. C’est toute la stratégie (pitoyable) de Hollande. En fait, il en va de même des migrations. Sur le graphique (Belgique ; mais = France), on observe ainsi une décrue des entrées de migrants sur les années 2010-2014. En Belgique, la ministre en charge de la migration s’est gargarisée de cette baisse présentée comme le résultat de sa politique de fermeté. Il n’en est rien : les chiffres ont baissé parce que, sous l’effet de la crise économique mondiale, les migrations – qui sont un indicateur de dynamisme économique – ont diminué partout dans le monde.

C’est pourquoi il est assez pathétique de voir Hollande et Valls faire de la lutte contre le chômage et de la lutte contre l’immigration les deux priorités de leur politique. Car il s’agit de deux combats perdus d’avance – l’un comme l’autre étant hors de contrôle des États nationaux :
avec une croissance mondiale de 1%, et l’automatisation et la numérisation accélérées des modes de production, la bataille pour l’emploi n’a aucune chance d’être remportée sur le moyen ni le long terme ;
en raison des inégalités qui existent au sein du marché global, l’immigration va continuer, quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise !
Hollande et Valls sont prisonniers de leurs mensonges. Si la croissance repart, le chômage baissera peut-être (très) légèrement, mais les immigrations repartiront à la hausse ; inversement, si la croissance reste en berne, l’immigration paraîtra maitrisée, mais le chômage continuera de croître. Les prémisses de leur politique les condamnent donc à échouer au moins sur l’un des deux tableaux …



2) L’insécurité culturelle face à la mondialisation

Comme je le disais en commençant, le décalage entre la réalité et la perception, en matière de migration, est lui-même une réalité – et une réalité bien plus difficile à cerner que celle, « matérielle », que j’ai pu exhiber à travers graphiques et chiffres. Ce décalage s’explique bien sûr, en grande partie, par le récit qu’en font les médias, parlant de « crise », « vagues », « nuées » de migrants, dans un constant amalgame entre migration et islamisation. Le narratif médiatique sur les réfugiés oscille entre compassion humanitaire et obsession sécuritaire : un jour la photo du petit Aylan retrouvé mort sur une plage de Bodrum ; le lendemain, les images de migrants forçant les poste-frontière n Hongrie ou en Allemagne … Conséquence : 44% des Européens désignent l’immigration comme leur principale préoccupation – devant le chômage et le terrorisme – comme si « l’immigration » était devenue l’abcès de fixation qui cristallise toutes les peurs – dont celles du chômage et du terrorisme …
Mais ce mouvement de balancier de l’humanitaire au sécuritaire ne fait pas une politique. Et c’est parce qu’il n’y a pas de politique migratoire que le FN progresse.

Pour expliquer le vote Le Pen, il y a deux grands types d’explication :
1) Une première explication énonce que le vote FN augmente avec l’immigration. Mais si cette corrélation était élevée dans les années 80, elle est devenue insignifiante (2). Lors des derniers scrutins, le FN a reculé là où les immigrés sont nombreux, et augmenté là où le nombre d’immigrés est faible, voire nul ;
2) Autre explication (dominante à gauche) : c’est la crise économique, « l’insécurité sociale », qui expliqueraient le vote FN. Et en effet, celui-ci est majoritaire chez les chômeurs, ouvriers, jeunes sans diplôme, ainsi que dans les régions où les inégalités sont les plus fortes. Mais si les précaires et les « exclus » voulaient faire un vote protestataire, pourquoi ne votent-ils pas pour le Front de Gauche ou quelque autre parti d’extrême gauche ? Lors des élections de 2012, Marine Le Pen a battu Mélenchon à plat de couture dans le vote ouvrier – le vote Mélenchon, ce sont en majorité des diplômés actifs – employés, fonctionnaires, étudiants, etc.

En fait, si l’on observe la carte des votes frontistes, on s’aperçoit qu’elle est « percée de trous, littéralement mitée par les espaces urbains »(3)

 

. La grande fracture, sur le plan politique, sépare aujourd’hui les espaces métropolitains (regroupant centre-ville et banlieues, où le vote FN reste relativement faible) et les espaces périphériques (ou « périurbains », entre 30 et 70 kms des grandes villes, où la progression du FN est fulgurante depuis 15 ans). Or, ce qui distingue les deux types de territoire, c’est leur rapport à la globalisation : les premiers sont les « gagnants » de la mondialisation économique, tandis que les seconds en sont les « perdants ». Dans ces espaces périurbains se concentrent les ménages qui connaissent une dynamique sociale négative, qui vivent non pas l’ascenseur, mais le « descenseur social ». En fait, les électeurs frontistes sont moins ceux qui sont dans la précarité (ceux-là ne votent même pas, ne sont même pas inscrits sur les listes électorales) que ceux qui craignent ou qui sont en train d’y tomber. Dans cette zone de relégation entre 30 et 70 kms des centres métropolitains, on ne vit pas avec les immigrés, mais on les croise (dans le RER, au supermarché, etc.). C’est là que l’association entre déclassement social et invasion « immigrée » est maximale.

Nous avons ici une première explication de la faiblesse du vote d’extrême droite à Bruxelles et en Wallonie, où le territoire est très dense, fortement relié à des pôles métropolitains : Bruxelles évidemment, de par son rôle de capitale européenne, est devenue l’une des villes les plus cosmopolites du monde (derrière Dubaï et Toronto, paraît-il) ; la métropole lilloise aspire Tournai ; Luxembourg aspire Arlon ; Aix-la-Chapelle et Maastricht font « bloc » avec Liège. Les espaces périurbains sont rares (Verviers, le Centre : c’est là, mécaniquement, que l’extrême droite fait ses meilleurs scores).
De plus, la Belgique ne connaît pas le phénomène des banlieues. Les populations immigrées sont concentrées dans des « quartiers » du centre-ville (comme la commune de Molenbeek de triste réputation), tandis que les classes moyennes et supérieures vivent en périphérie – ce qui amortit le sentiment de décrochage des « petits moyens » par rapport aux grandes villes.



Pour expliquer le vote FN, le politologue Laurent Bouvet a forgé le concept d’insécurité culturelle (4) - concept fortement critiqué (sur le plan méthodologique et politique), mais qui a, je pense, le mérite de mettre l’accent sur un aspect du politique souvent négligé : ce qu’on appelait jadis « les passions ». Entre la situation objective d’un individu d’une part, et les référents symboliques ou imaginaires qui structurent sa subjectivité d’autre part, il faut s’intéresser à la façon dont il est affecté par ce qui lui arrive : peur, colère, espoir, enthousiasme, etc. L’insécurité culturelle, c’est une inquiétude par rapport à ce que l’on perçoit « chez soi » des bouleversements de l’ordre du monde. Ce qu’on appelle le « populisme », c’est alors le récit qui va donner sens à cette inquiétude, à travers une double opposition : celle entre « nous » et « eux » (« nous Français » contre « eux immigrés » et/ou « musulmans »); celle entre le peuple et les élites politiques, économiques et intellectuelles (« la France d’en bas » contre « la France d’en haut »). Or ce qui est en cause sur ces deux axes (l’axe horizontal « nous/eux » et l’axe vertical « peuple/élite »), c’est la globalisation : les immigrés et les élites sont perçus par les populations périphériques comme les agents d’une mondialisation qui leur échappe, qu’ils perçoivent comme chaotique, illisible5.

 

 


Selon Bouvet, cette insécurité culturelle face à la mondialisation affecte toutes les catégories fragilisées, qu’elles soient autochtones ou allochtones – chaque communauté se repliant sur ses référents identitaires. Bouvet critique de ce point de vue l’asymétrie de traitement de la gauche à l’égard des revendications identitaires – qu’elle valorise comme un apport à la diversité des cultures quand il s’agit des diasporas allochtones, mais qu’elle suspecte de racisme quand elles sont le fait des classes populaires autochtones.

En fait, je pense que toute inquiétude identitaire est l’effet, sur le plan symbolique, d’un délitement des solidarités sur le plan matériel. C’est-à-dire que plus une société, sur le plan matériel, parvient à assurer la cohésion sociale en son sein, en resserrant les écarts entre les classes et les groupes, moins l’individu aura besoin, sur le plan symbolique, de référents identitaires de type nationaliste ou communautaire. À l’inverse, moins une société forme un monde commun, car désagrégée par la concurrence et les inégalités, et plus l’individu aura tendance, pour se constituer un « monde » sur le plan symbolique, à se tourner vers des identifications compensatoires.

Pendant les « Trente Glorieuses », dans la foulée du « pacte social » de 1945, on a vu la promotion du collectif dans l’ordre matériel (sécurisation de l’existence, réduction des inégalités), mais aussi, de façon complémentaire, la montée des droits individuels dans l’ordre symbolique (libération sexuelle, égalité femme/homme, déclin du nationalisme et des religions). À partir des années 80, l’offensive néolibérale inverse la dynamique : dans les rapports matériels, c’est l’individualisme qui prime, avec la mise en concurrence des travailleurs et l’insécurité sociale grandissante ; ce qui crée chez les individus une demande compulsive d’identité – national-populisme chez les « autochtones », communautarisme chez les « allochtones ».

D’où une deuxième explication aux faibles scores de l’extrême droite à Bruxelles et en Wallonie : l’absence de référentiel nationaliste. L’attachement des Bruxellois et des Wallons à la Belgique est réel, mais pas nationaliste ; il est même une sorte d’antidote au nationalisme flamand qui les menace (et qui explique, par contraste, le succès de l’extrême droite en Flandre).

L’immigration, menace ou chance ? Je voudrais montrer que cette question n’a pas de sens, et qu’il est vain de vouloir opposer, à la peur frontiste de l’immigration, le narratif optimiste de l’immigration heureuse, qui n’en est que le gant retourné.

Selon le logiciel idéologique que le FN a réussi à imposer à un très large spectre du champ politique (y compris le PS de Hollande-Valls), l’immigration représente une triple menace :
1) une menace économique : les immigrés font concurrence aux travailleurs autochtones, poussant ceux-ci vers le chômage et la précarité ;
2) une menace sociale : les immigrés font peser un poids insupportable sur la sécurité sociale ;
3) une menace culturelle : les immigrés menacent notre mode de vie, l’islam étant réputé incompatible avec notre socle de valeurs fondamentales (que Marine n’identifie plus aux racines chrétiennes comme son père, mais à celles de la « République » - laïcité, égalité femme/homme, etc.),

Face à ce discours, la gauche ne fait généralement rien d’autre qu’opposer un tableau symétriquement inverse : l’immigration serait une triple chance :
1) une chance sur le plan économique : l’immigration est profitable au dynamisme économique du pays ;
2) une chance sur le plan social : dans un pays menacé de déclin démographique, ils contribuent à sauver le régime des retraites par répartition ;
3) une chance sur le plan culturel : les immigrés sont facteurs de diversité, les différences étant une richesse pour le vivre ensemble.

Si la gauche préfère le narratif de la chance à celui de la menace, c’est pour des raisons essentiellement morales : dire que l’immigration est une menace, ce serait l’antichambre du racisme. Je pense que ce tropisme moralisateur est une erreur, car en disqualifiant moralement toute interrogation sur les aspects éventuellement négatifs de l’immigration, on soustrait en fait celle-ci au débat politique.

En fait, l’argument le plus indiscutable qu’on puisse opposer au populisme anti-immigré n’est pas un argument moral, mais un principe de réalité : l’immigration n’est ni une menace ni une chance, mais tout simplement un fait – une réalité qui n’est en soi ni positive ni négative. Le fait, c’est que nulle part dans le monde, jamais dans l’histoire, les murs et les barrières n’ont permis d’arrêter des flux migratoires. Le seul résultat des politiques de fermeture, c’est d’accroître l’immigration illégale et le trafic d’êtres humains. La question n’est donc pas de savoir si l’on est « pour » ou « contre » l’immigration, s’il y a (ou non) « trop d’immigrés », mais de savoir
1) que faire sur le plan géopolitique pour réduire le nombre d’immigrations dramatiques, c’est-à-dire de réfugiés pour cause de dictature, guerre, famine – demain dérèglement climatique ;
2) quelle politique il convient de mener pour réussir l’intégration de ceux dont la présence inéluctable.

Autrement dit, la question migratoire est une question politique, pas une question morale. Si l’on admet que l’immigration est une réalité politique, il faut alors accepter de parler des menaces autant que des opportunités qu’elle représente. Or des menaces, il y en a :

1) Sur le plan économique, certaines formes de migration consistent bien en une mise en concurrence des travailleurs – je songe à la Directive Bolkenstein, qui permet à des travailleurs étrangers de travailler dans un autre pays de l’Union aux conditions du pays d’origine, ce qui provoque un dumping social désastreux pour tous les travailleurs.
Par contre, les migrants extraeuropéens ont un impact plutôt positif, car ils ne prennent pas le boulot des Français, mais ceux que les Français ne veulent plus occuper, permettant à ceux-ci de monter d’un cran (selon la théorie de la « pompe sociale » mise en avant par Adolphe Landry dès les années 30. Mais pour cela, encore faut-il que l’ascenseur social fonctionne – ce qui n’est pas le cas actuellement ;

2) Sur le plan social, il y a bel et bien un coût de l’immigration, difficile à estimer (entre 4 à 7 milliards € par an pour la France) – montant que l’on devrait toutefois considérer (et comptabiliser dans le budget) non comme un coût, mais comme un investissement, même s’il est contestable de faire de l’immigration une variable d’ajustement démographique –, car les immigrés eux aussi vieillissent ; leur taux de natalité, après une génération, baisse et s’ajuste à celui des nationaux, signe d’une intégration réussie ;

3) Sur le plan culturel, on doit aussi reconnaître l’existence de problèmes spécifiques, comme le patriarcat (un mode de sociabilité primaire fondé sur la domination masculine et l’hétéronormativité) qui se maintient et même se réinvente dans les diasporas de l’immigration. Il me paraît désastreux de dissimuler ce problème derrière un discours platement multiculturaliste, comme si un mode de vie patriarcal n’était pas un rapport de domination ; comme si les questions de parenté et de sociabilité n’étaient pas des questions politiques … 

Sans doute faut-il renvoyer dos à dos les discours « laïciste » et « multiculturaliste » qui dominent le débat public autour du « vivre ensemble », chacun étant symétriquement insuffisant par rapport à l’autre :

les « laïcistes » font de la neutralité de l’État et de l’espace public une fin en soi, proposant de reléguer les croyances religieuses dans la sphère privée, et donc d’interdire ou de limiter l’expression des convictions religieuses dans la sphère publique. Mais ce faisant, ils sous-estiment la violence des institutions économiques ou étatiques, en particulier de l’institution scolaire, où se reproduisent et s’amplifient des discriminations et des inégalités structurelles à l’égard des minorités immigrées ;

les « multiculturalistes », de leur côté, font de la liberté religieuse et de sa visibilité un objectif en soi, prônant le pluralisme actif en matière culturelle, c’est-à-dire la reconnaissance des diasporas culturelles et religieuses. Mais eux sous-estiment les effets de domination qui s’exercent, sous prétexte de fidélité aux préceptes religieux, au sein des communautés religieuses ou ethniques – envers les intellectuels, les femmes, les homosexuels, etc. Les multiculturalistes négligent que la religion n’est compatible avec la démocratie que passée au crible de la critique et de la contestation.

Chaque camp est aveugle à ce que l’autre voit. Je ne plaide pas pour une position médiane, chèvre-choutiste, entre laïcisme et multiculturalisme, mais pour un universalisme élargi et plus radical, un universalisme de la non-domination (6). Selon moi, ni la neutralité (valeur centrale du laïcisme) ni la reconnaissance (valeur centrale du multiculturalisme) ne sont des objectifs en soi ; ce ne sont que des instruments (que je crois complémentaires) en vue d’une égale liberté entre citoyens. L’objectif, c’est la non-domination, ce qui suppose de combattre à la fois les injustices et les inégalités dont les diasporas immigrées sont victimes, et la violence dogmatique et symbolique dont tout magistère religieux est porteur. Je suis pour le droit à la caricature et au « blasphème ». Et aussi pour l’interdiction des signes religieux à l’école et dans les services publics (question qui n’est pas tranchée en Belgique, comme en France, par une loi). Mais au nom des mêmes valeurs laïques, je suis aussi pour que nos concitoyens musulmans soient respectés, et que le culte et la culture islamiques soient traités à égalité avec les autres – ce qui n’est pas le cas actuellement (ni en Belgique ni, je pense, en France).

 

 

 


3) Enrayer la crise finale de l’Europe ?

Il n’y a donc pas de crise des migrants. La situation que nous connaissons n’a rien d’exceptionnel sur le plan démographique. Si l’extrême droite enregistre des scores qui font maintenant craindre pour la démocratie, c’est en raison d’une crise profonde des liens de solidarité mis à mal par une Europe ultralibérale.

Car ce n’est pas la crise économique qui, en creusant les inégalités, défait les solidarités sociales, mais au contraire le délitement de la solidarité qui provoque les inégalités (7).

 

 

 

Toute lutte contre les inégalités et les discriminations suppose un lien de fraternité préalable, un sentiment partagé de vivre dans le même monde social. C’est ce qui fait défaut aujourd’hui. Sans récit collectif faisant le pont entre ma situation objective et ce que je ressens subjectivement, sans possibilité de me projeter dans l’avenir en me disant que « demain sera meilleur », il est inévitable que je me sente en insécurité face au monde qui change, et que je cherche à m’isoler des autres perçus comme des menaces. C’est la faiblesse des liens de sociabilité et de solidarité qui explique le creusement des inégalités, et non l’inverse (8).

 

La difficulté, c’est que nous ne pouvons plus attendre de la communauté nationale qu’elle soit la matrice de cette fraternité préalable, comme elle a pu l’être durant la période d’hégémonie de l’État social qui était effectivement un État social national (l’expression est d’Étienne Balibar). Comme j’y ai insisté, les gouvernements nationaux mentent, ou se bercent d’illusion, quand ils parlent de gagner la bataille pour l’emploi ou de lutter contre l’immigration non choisie. Ils mentent, car, je le répète, la croissance et l’immigration sont des variables qui échappent à l’échelon politique national – et qui continueraient de leur échapper même en cas de politique « protectionniste » – par exemple en cas de sortie de la France de la zone euro (telle que préconisée par Jacques Sapir ou Frédéric Lordon) …

Une politique de solidarité n’est possible qu’au niveau européen. Cela suppose évidemment une inversion complète de la dynamique politique actuelle de l’Union, qui consiste en une fuite en avant catastrophique dans le néolibéralisme. De toute façon, si cette fuite en avant se poursuit, les nationalismes se déchaineront et l’Europe implosera. Peut-être est-il d’ailleurs déjà trop tard.

Le seul espoir réside dans un double ressaisissement de l’Union :

1) À l’intérieur des frontières de l’Union, il faudrait un « Traité de convergence sociale européen » qui rapprocherait « vers le haut » les différents modèles sociaux (au lieu de les tirer vers le bas, comme c’est le cas actuellement) – « Traité de convergence sociale européen » qui prendrait en compte les nouveaux risques sociaux : pauvreté des jeunes, féminisation du marché du travail, dépendance des âgés, enjeux climatiques et environnementaux et surtout l’automatisation de la production, qui va nous obliger à découpler à l’avenir le travail (comme savoir-faire et savoir-vivre) de la forme « emploi », et à inventer de nouvelles formes de revenus – allocation universelle ou revenu collaboratif (sur le modèle des intermittents du spectacle). Une telle (re)construction du modèle social européen suppose, en amont, (1) une politique fiscale fédérale (pour s’attaquer à la rente qui, plus que le profit proprement dit, est la pathologie intrinsèque du capitalisme) et (2) une politique monétaire orientée vers l’investissement public et non le marché (9) ;

 


 



Troisième raison de la faiblesse du vote d’extrême droite en Belgique francophone : le PS, dans les gouvernements de coalition dont il a fait partie depuis 25 ans, est perçu comme « le » défenseur de l’État social menant une « guerre de position » (guerre de tranchées, par opposition à la « guerre de mouvement ») qui n’a pas empêché de nombreux reculs, mais qui ne lui pas donné l’image d’un parti qui « trahissait » les classes populaires – bien que ce sentiment soit grandissant, comme en témoigne l’émergence du PTB dans les anciens centres industriels ouvriers.

2) Au niveau « extérieur », l’Europe doit aujourd’hui accepter le principe d’un nouvel élargissement, non pas de ses frontières territoriales proprement dites, mais de son horizon humain et politique (10).

 

Car si la crise des réfugiés n’a rien d’exceptionnel sur le plan démographique, elle nous met face à une réalité géopolitique incontournable : nous ne pouvons plus faire comme si ce qui se passait au Moyen-Orient n’était pas notre affaire. Une guerre civile généralisée sévit de l’Afghanistan à la Tunisie, dont l’épicentre est la Syrie. Cette guerre touche directement l’Europe. Les camps où s’entassent des millions de réfugiés en Turquie, au Liban et en Jordanie, c’est directement l’affaire de l’Europe ; la démocratie balbutiante et menacée en Tunisie, c’est directement l’affaire de l’Europe, de même que le conflit israélo-palestinien.


Nous vivons donc un nouvel élargissement de l’Europe – un élargissement non pas voulu, mais forcé, non pas préparé par des négociations et sanctionné par des traités, mais imposé par les événements qui se déroulent sur l’autre rive de la Méditerranée. Seule Angela Merkel a pris la mesure de ce qui se passait – je n’hésite pas à dire qu’elle a sauvé l’honneur de l’Europe, quelles que soient ses arrière-pensées et/ou les contradictions où se trouve sa politique. Après tout, à nous de lui faire comprendre (ainsi qu’à Hollande, s’il en est capable) qu’il n’y a de solution à la question migratoire qu’à travers un New Deal social européen. Si nous ne voulons pas d’une Europe forteresse, il nous faut une Europe sociale. Inversement, une Europe sociale ne peut pas être une Europe forteresse. Le « welfare-chauvinisme » n’est pas une option. Une Europe sociale ne peut être qu’une Europe ouverte sur le monde, et en particulier sur l’ensemble du monde méditerranéen avec lequel elle a, du reste, toujours formé une civilisation commune (comme Fernand Braudel l’a montré).

Un tel double plan de réforme (« Traité de convergence social européen » et « élargissement » de l’Union en direction de la Méditerranée) serait, j’en conviens, révolutionnaire. Mais comme l’a dit un jour André Tosel lors d’une interview, « être réformiste, aujourd’hui, c’est être révolutionnaire » …

Les migrants sont à la croisée de ce double plan de réforme. Au lieu du traitement sécuritaire-humanitaire dont ils font l’objet actuellement, il faudrait (entre autres mesures) :
1) instituer une procédure d’asile unique au niveau européen, ainsi qu’un véritable parcours d’intégration (qui selon moi devrait être obligatoire) ;
2) instituer une citoyenneté européenne « directe », non dépendante de l’acquisition d’une des 28 citoyennetés nationales, selon le principe du droit du sol qui est une des grandeurs de l’État français.

Les migrants ne sont ni une menace ni une chance : ils sont la réalité incontournable d’un monde que nous ne pouvons appréhender que dans sa globalité et sa complexité, en gardant à l’esprit la formule certes un peu éculée prêtée à Gramsci, mais qui garde toute son actualité : « pessimisme de l’intelligence et optimisme de la volonté » : pessimisme de l’intelligence, car tout va aujourd’hui dans le sens d’une implosion de l’Europe et d’une dé-démocratisation de nos démocraties, mais optimisme de la volonté, car il n’y a pas d’autre option pour les « amis de la liberté ».

Édouard Delruelle
Professeur de philosophie politique à l’Université de Liège

1 Par citoyens d’origine étrangère, on entend: les étrangers, les nationaux nés étrangers et les nationaux dont un des deux parents au moins est né étranger.

 

2 et 3 Hervé Le Bras, Le pari du FN, Autrement, 2015, p.57. Lors des élections départementales de 2015, il n’y a presque plus de corrélation entre le vote FN et la proportion d’immigrés d’origine maghrébine.

 

 

 4 Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle, Fayard, 2015.

 

 

 

5 La grille de lecture de Bouvet est compatible, je crois, avec la thèse d’Hervé Le Bras, selon laquelle la cause anthropologique profonde du vote FN résiderait dans la perturbation des relations de voisinage et de la sociabilité qui affecterait certaines régions plutôt que d’autres – en l’occurrence la France « des champs ouverts et des villages » (Est et Nord-Est), où dominent les habitats groupés et où la sociabilité est centrée sur la famille et les voisins – par opposition avec la France « des bocages et des hameaux isolés » (Ouest, centre et Sud-Ouest), où la sociabilité se fait par élargissement de ses contacts par-delà son village. « D’un côté, une vie envahissante qu’il fallait borner, de l’autre un isolement qu’il fallait rompre » (p.80). Le vote FN serait le révélateur d’une crise non pas politique ni économique mais de la sociabilité, des relations humaines immédiates, qui affecterait davantage la France des champs ouverts et des villages, portée à se protéger et à s’isoler de l’extérieur, que celle des bocages, habituée à « tirer un parti positif des mutations du mode de vie » et des contacts avec le monde extérieur. La carte du vote FN se superpose d’ailleurs de façon saisissante avec celle que Durkheim dressa du suicide anomique au XIXe ! Plutôt qu’un « pari », le vote FN serait donc plutôt un « suicide » collectif … (cf. Hervé Le Bras, Le pari du FN, Autrement, 2015).

 

6 Cf. Cécile Laborde, Français, encore un effort pour devenir républicains ! , Seuil, 2009.

 

7 François Dubet, La préférence pour l’inégalité, Seuil, 2015.

 

8 L’actuel Secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration, Theo Francken, membre du parti populiste et nationaliste flamand N-VA, a déclaré en substance lors d’une interview : « comment est-ce que j’explique à mon père, qui touche une petite retraite de 1.100 € (de mémoire, ED), que la Belgique accueille des milliers de migrants qui coûtent chacun plus 1.400 € ? ». Outre qu’il compare des pommes et des poires (un revenu d’un côté ; l’addition de toutes les aides directes et indirectes, de l’autre), il ne lui vient pas à l’idée une seconde que le problème n’est peut-être pas le coût (jugé excessif) du migrant mais la retraite misérable du travailleur Francken !

 

9 En janvier 2015, la BCE a injecté 1000 milliards de liquidités sur les marchés. N’aurait-il pas mieux valu un « New Deal » européen rencontrant les besoins d’investissement gigantesques en matière de transition écologique, d’environnement, d’ « économie circulaire », etc. ?

 

 

10 Etienne Balibar, « Europe et réfugiés : l’élargissement », 15 septembre 2015, Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/ebalibar/blog/150915/europe-et-refugies-l-elargissement-par-etienne-balibar