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Daniel Amédro et Arno Münster 

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Ferdinand Buisson et Jean Jaurès 

deux figures de la laïcité 

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Rencontre de la Pensée Critique du 5 novembre 2015 

 

 

I. 

Daniel Amédro 

Ferdinand Buisson 

 

 

Introduction 

 

Qui connaît Ferdinand Buisson aujourd'hui ? Peu de monde, si ce n'est les spécialistes de l’histoire de l’École, et peut-être aussi les enseignants et les parents qui travaillent ou qui résident dans une commune dont une des écoles porte le nom de Ferdinand Buisson. Buisson a droit à une fiche succincte dans Wikipedia, mais il n'y a pas d'entrée à son nom dans l’Encyclopedia Universalis. On parle couramment d’«École de Jules Ferry » en oubliant le rôle qu'a joué Buisson dans la fondation de la laïcité scolaire. 

 

Et pourtant, voilà quelqu'un qui, au cours d’une vie particulièrement longue (91 ans) et étonnamment riche en responsabilités diverses, a fortement marqué de son empreinte non seulement l’École républicaine et notre laïcité, mais aussi la vie politique de la IIIè République, et cela jusqu'au début des années 30, puisqu'il meurt en 1932. 

Après avoir rappelé rapidement (I.) les grandes étapes de sa vie, je vais essayer non pas de restituer son œuvre dans toutes ses facettes mais de montrer, en quelques coups de projecteur, quel a été son apport à la question laïque, l'originalité de son approche. Je le ferai sous deux angles : la laïcité institutionnelle (II.) et la laïcité « intérieure » ou « foi laïque » (III.). 

 

 

  1. Les 9 vies de Ferdinand Buisson 

 

Naissance le 20 décembre 1841. Bachelier ès lettres en 1859. Admissible à l’ENS en 1862, il est écarté officiellement pour faiblesse de constitution, en réalité pour ses opinions politiques hostiles à l’Empire. Licencié ès lettres en 1863, cela ne lui permet pas pour autant d'obtenir un poste d'enseignement car il refuse de prêter serment à l’Empereur. En 1864, à 23 ans, il dépose un sujet de thèse sur Sébastien Castellion, un protestant libéral du XVIè siècle. Bachelier ès sciences en 1868, agrégé de philosophie la même année.  

 

  1. La jeunesse subversive (1860-1866 ; 19-25 ans) 

Le missionnaire évangéliste et le républicain. 

 

1.a. Le missionnaire évangéliste - Pendant sa jeunesse, à Paris, il fréquente La Chapelle Taitbout, une chapelle évangéliste indépendante de l’Église réformée de France, et en devient même l'un des diacres. Il annonce donc l’Évangile. Il est aussi chargé – mission de confiance – de répartir  les aumônes entre les pauvres. Mais il s’éloigne bientôt de La Chapelle Taitbout car elle est devenue le théâtre de querelles intestines entre orthodoxes – qui placent l'appartenance à une Église devant la revendication du libre examen - et libéraux – pour lesquels, au contraire, la libre interprétation de l’Évangile est la condition d'une Église vivante. Buisson, qui se range parmi ces derniers, refuse de restreindre la discussion au sein de l’Église au nom de la foi et défend le droit des libéraux à prêcher l’évangile selon leur conscience1. En 1865, il publie une brochure intitulée Le christianisme libéral, où l'on trouve, déjà fixées, ses convictions religieuses : Buisson « défend les droits du libre examen et pose les principes d'une foi émancipée de la théologie et de l'appartenance à une confession »2. Buisson met en avant un christianisme déconfessionnalisé, une religion sans institution et une foi sans dogme. C'est une libre pensée religieuse. La question religieuse apparaît donc dès la prime jeunesse de Buisson, et dans des termes - c'est ce qui est remarquable - qui ne vont plus guère varier. 

 

1.b. Le républicain Parallèlement à son engagement religieux, Buisson s'affiche comme républicain et se range parmi les opposants au régime impérial. Il fréquente Edgar Quinet, l'un des plus résolus d'entre eux3, dont il partage les positions. Selon Edgar Quinet, 

 

« les républicains ne sont pas parvenus à ancrer durablement la société moderne issue de la DDHC parce qu'ils sont restés tributaires d'une conception absolutiste du pouvoir qui les a placés sous la tutelle idéologique de l’Église catholique. Ils n'ont pas cru que la société moderne pouvait reposer sur les seuls principes de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, pas plus qu'ils n'ont pris au sérieux l'importance de l'établissement d'une école laïque séparée des Église »4. 

 

  1. Le républicain en exil (1866-1870 ; 25-29 ans) 

En 1866, il est recruté comme professeur de philo par la nouvelle Université laïque de Neuchâtel, créée par les radicaux de la ville. C'est Edgar Quinet qui l'a encouragé à postuler. Là-bas, il approfondit ses convictions religieuses et républicaines. Il fréquente d’autres exilés : Edgar Quinet, Jules Ferry, Jules Barni. Participe au congrès de la paix de Genève en 1867 (président : Garibaldi) et de Lausanne en 1869 (président : V. Hugo). Il y fait des déclarations très antimilitaristes. 

À Lausanne, il se distingue aussi par une fameuse conférence5 au cours de laquelle il se prononce contre l'enseignement de l'histoire biblique, basé sur le miracle, c'est-à-dire sur l'irrationnel. Son christianisme libéral n'admet aucun credo collectif, n'impose aucun dogme, aucun catéchisme. Son projet6 inouï : constituer une église sans dogmes ni miracles, libre et laïque, réunissant croyants, athées et libre-penseurs en une seule Église.  

 

  1. L'inspecteur de l'enseignement primaire (1871-1879 ; 30-38 ans) 

Après Sedan, il rentre à Paris. Lorsque la Commune éclate, il recueille les enfants errants. Les républicains vivent un traumatisme : le thème de la victoire de l’instituteur prussien se répand. Ce sont là, pour Buisson, des drames personnels et des moments fondateurs qui le confortent dans ses convictions déjà établies.  

Jules Simon le nomme inspecteur primaire de la Seine en janvier 1872, mais il doit bientôt faire machine arrière car son protégé, rattrapé par ses faits et gestes d’exilé, est dénoncé comme un libre-penseur forcené. Il le nomme donc délégué de la France à l’exposition universelle de Vienne de 1873 (puis à celle de Philadelphie de 1876) pour organiser les expositions scolaires françaises. En 1875, il se voit également confier par Henri Wallon la responsabilité de créer un service de statistique de l'enseignement primaire. 

Après la victoire définitive des républicains (16 mai 1877), tout s'accélère. En août 1878, il est inspecteur général. En janvier 1879, il est chevalier de la Légion d'honneur. En février, il est directeur de l’enseignement primaire. « C'est l'heure de la réparation », dira alors Édouard Herriot. 

 

  1. Le Directeur de l'enseignement primaire (1879-1896 ; 38-55 ans) 

Il contribue puissamment, à ce titre, à la mise en œuvre de l'école républicaine. 

  • Création d'Écoles normales de filles (1879) 

  • Création d'un enseignement secondaire féminin (1880) 

  • Création de l’ENS du primaire de Fontenay-aux-Roses7 

  • Gratuité de l'enseignement (1881) 

  • Obligation scolaire, laïcisation des programmes et enseignement moral et civique obligatoire (1882) 

  • Laïcisation des personnels enseignants (1886) 

 

  1. Le maître d'œuvre du Dictionnaire de pédagogie et d’instructio primaire  (1876-1911 ; 35-70 ans) 

Un chantier de neuf ans, de 1878 à 18878. Quatre volumes parus entre mars 1880 et avril 1887. 35.000.000 de signes. 5600 pages. 1839 articles. 359 collaborateurs. 

« cathédrale de l'école primaire », « miroir du monde », « bible sinon des instituteurs, du moins des inspecteurs et des directeurs d'école normale ». 

 

  1. Le professeur de science de l’éducation (1896-1902 ; 55-61 ans) 

En 1896, il quitte le ministère pour la chaire de sciences de l'éducation à La Sorbonne. Durkheim lui succédera en 1902. 

 

  1. Le président de la Ligue de l’enseignement (1902-1906 ; 61-65 ans) 

 

  1. Le président de l’ANLP (1902- ?) 

Il participe à la création de l’Association nationale des libres-penseurs en 1902 et en prend la présidence la même année.  

 

  1. Le député radical (1902-1914 et 1919-1924 ; 61-73 ans et 78-83 ans) 

En 1901, il participe à la création du parti radical. Il en devient député en 1902. En 1904, il est rapporteur de la commission parlementaire pour la loi de 1904 contre l'enseignement congréganiste. C'est lui qui rédige le texte de la loi. En 1905, il est président de la commission parlementaire qui rédige la loi de 1905. 

 

  1. Le président de la Ligue des droits de l'homme (1913-1926 ; 72-85 ans) 

Dreyfusard, il a participé à la création de la Ligue en 1898. Il accède à sa présidence en 1913 pour treize ans. 

 

  1. Le militant de la paix 

Il adhère tout de suite à l'idée de Société des nations et œuvre au rapprochement franco-allemand, surtout après l'occupation de la Ruhr en 1923. En 1927 (86 ans), il reçoit le prix Nobel de la paix9, qu'il dédie aux instituteurs et institutrices de l'école publique. 

 

 

  1. Laïcité, République, démocratie  

1 – La laïcité comme processus ; 2 – Le militant de la séparation  

 

  1. La laïcité comme processus 

Avant même d'être une caractérisation de l’école républicaine, la laïcité sert d’abord, pour Buisson, à caractériser la nature juridique des États modernes, à caractériser la société politique dans son ensemble : 

 

« État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique ». 

 

La laïcité est la condition de la souveraineté des États : 

 

« Toute société qui ne veut pas rester à l'état de théocratie pure est bientôt obligée de constituer comme forces distinctes de l’Église, sinon indépendantes et souveraines, les trois pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire ». 

 

Par ailleurs, il conçoit la laïcité comme un processus de laïcisation des sociétés européennes, qui s'est engagé bien avant la Révolution française : 

 

« Nous sommes partis, comme la plupart des peuples, d'un état de choses qui consistait essentiellement dans la confusion de tous les pouvoirs et tous les domaines, dans la subordination de toutes les autorités à une autorité unique, celle de la religion. Ce n'est que par le lent travail des siècles que peu à peu les diverses fonctions de la vie publique se sont distinguées, séparées les unes des autres et affranchies de la tutelle étroite de l’Église. La force des choses a de très bonne heure amené la sécularisation de l’armée, puis celle des fonctions administratives et civiles, puis celles de la justice ». 

 

Cette sécularisation des institutions fut déjà à l'œuvre dans l’État monarchique, qui n'aurait pu se constituer comme État souverain s'il était resté à l’état de théocratie. Buisson inscrit donc le combat des républicains dans un long mouvement historique, et il en fait ainsi tout autre chose qu'une péripétie. 

 

Il ne délie pas pour autant l'idée laïque de l'idée républicaine dans la mesure où il accorde à la Révolution une place exceptionnelle dans le processus de laïcisation ; la laïcité devient alors culturelle et politique, et non plus seulement étatique et juridique. Par ailleurs, la Révolution apporte l'idée d'égalité de tous devant la loi, quelle que soit « leur condition religieuse ». “Complément” qui est tout sauf secondaire, et autour duquel va se jouer la laïcisation de l'école. 

 

Avec les années, le terme laïcité deviendra chez Buisson un terme franchement polémique qui en viendra à signifier la volonté du peuple de se gouverner lui-même. C'est ce qu'exprime très bien l'article « laïque » du nouveau Dictionnaire : 

 

« Quelle est l'origine et la signification exacte de ce mot laïque, d’où la génération contemporaine a tiré le néologisme laïcité ? Que voulait dire le mot latin (laïcus) et d’où venait-il ? (...) C'est la transcription de l'adjectif grec laïkos, et celui-ci est dérivé du substantif grec laos, qui signifie ‘peuple’, ‘nation’. Le véritable sens, le sens primitif et étymologique du mot lai ou laïque est celui de ‘populaire’ ou ‘national’ : ce mot fut employé dans les premières communautés chrétiennes, où l'on parlait grec (on sait que le grec est la langue des Évangiles) ; il servit à désigner – au moment où dans ces communautés se constitua un clergé distinct du peuple et élevé au-dessus des simples fidèles – ceux qui n'étaient pas du clergé, ceux qui formaient la masse populaire... Le mot qui s'oppose étymologiquement et historiquement à laïque, de façon la plus directe, ce n'est pas ecclésiastique, ni religieux, ni moine, ni prêtre : c'est le mot clerc... Ces recherches étymologiques conduisent à autre chose qu'à la satisfaction d'une vaine curiosité. Les constatations que nous venons de faire portent en elles leur enseignement. Le clergé, les clercs, c'est une fraction de la société qui se tient pour spécialement élue et mise à part, et qui pense avoir reçu la mission divine de gouverner la majorité au nom d'une religion. Les laïques, c'est le peuple, c'est la masse non mise à part, c'est tout le monde, les clercs exceptés, et l’esprit laïque, c'est l'ensemble des aspirations du peuple, du laos, c'est l'esprit démocratique et populaire ». 

 

La souveraineté de l’État est ici au service de la souveraineté du peuple. La volonté démocratique est nécessairement anticléricale, ie dirigée contre l'emprise que les cléricaux veulent exercer sur la vie publique, et non pas dirigée contre les clergés en tant que tels. C'est parole contre parole. Parole du peuple souverain (laïque) contre parole d’Église. 

 

On comprend donc que pour s'assurer elle-même la République doit se constituer comme République enseignante, faire le 89 de l'enseignement national, de sorte qu'aucune classe de la société n'ait le privilège de gouverner les esprits. Pour Buisson, la laïcisation de l'école ne fait qu’achever la laïcisation générale de la société.  

Saut de page 

 

  1. Le militant de la Séparation 

La volonté séparatrice, chez Buisson, est quasi-obsessionnelle. Elle se manifeste dès 1864 (23 ans), -lorsqu'il prend la défense d’Athanase Coquerel fils, que les protestants orthodoxes refusent de nommer pasteur à Paris, -jusqu'en 1904 (loi contre l'enseignement congréganiste) et 1905 (loi de Séparation). En cela, il suit les analyses d’Edgar Quinet. Le chantier du Dictionnaire de pédagogie participe de cette volonté séparatrice dans la mesure où il contribue à faire avancer des idées qui vont ouvrir la voie à la séparation. 

 

La loi de 1904 contre l’enseignement congréganiste - L’Église dispute à la République le terrain de l'éducation de la jeunesse, mais pour Buisson les congréganistes ne peuvent pas être des éducateurs. Ce sont des « miliciens du Pape », retirés du monde, qui se sont exclus eux-mêmes de la citoyenneté. Buisson voyait une contradiction dans la 

 

« prétention de se retirer du monde et de vouloir en même temps continuer à le diriger, à modeler les consciences des vivants par l'école et par le collège ». 

 

Au droit du père de famille, Buisson oppose le droit de l'enfant, futur citoyen. 

 

« La République reconnaît toutes les libertés, sauf celle de l'asservissement, même volontaire. Cependant, à ceux qui ont consenti à s’asservir, elle ne peut pas concéder le droit d'enseigner l'asservissement ». 

 

La liberté de l'enseignement n'est pas la même chose que la liberté d'enseignement des congrégations. Que l’Église se concentre sur son œuvre religieuse. 

 

Depuis 1902, Buisson est député du parti radical. Dans ce cadre, il a rapidement été nommé président de la commission parlementaire chargée du problème des congrégations enseignantes. C'est également en 1902 qu'il contribue à la création de l’Association nationale des libres penseurs et qu'il en prend la présidence. En 1902 toujours, il devient président de la Ligue de l’enseignement. Buisson dispose donc de tribunes diverses et efficaces pour faire avancer ses idées. On le voit partout. Il anime la scène politique. 

 

Fin 1903, le gouvernement Combes dépose un projet de loi visant à interdire l'enseignement congréganiste. Début 1904, la commission chargée du problème des congrégations enseignantes a terminé ses travaux, et Buisson est nommé rapporteur. C'est lui qui va porter la loi de bout en bout à la Chambre. Lorsqu'elle sera votée, le 7 juillet 1904, ce sera une énorme victoire personnelle. Dans la foulée, le Parti radical et radical-socialiste adopte sur la proposition de Buisson le projet de la commission de Séparation comme base de discussion pour une loi de séparation. Mais on va s'apercevoir bientôt que Ferdinand Buisson n'est plus autant au centre du processus politique en 1905 qu'en 1904.  

 

La loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État Quelque chose a changé, en effet, qui va peser sur le rôle de Buisson. Son triomphe du 7 juillet 1904 a marqué les esprits, mais il a aussi laissé des traces. Ni les Églises ni les socialistes ne voulaient voir triompher de nouveau les radicaux et radicaux-socialistes, les francs-maçons et la libre pensée sur cet objectif de la séparation. C'est ainsi que va naître la coalition des « socialo-papalins10 » contre les « schismatiques11 ». Ce sont Briand et Jaurès qui vont animer les débats de la loi de Séparation. Le projet de la commission de séparation est appelé « projet Briand ». Il n'y a plus de place en première ligne pour Buisson, qui paye ainsi le caractère radicalement anticlérical de ses propositions. Buisson va présider, cependant, la commission parlementaire, dite « commission des 33 », mais c'est Briand qui en sera le rapporteur. Catholiques et protestants vont collaborer en coulisses pour faire advenir une bonne séparation, une séparation raisonnable. Une très bonne illustration  de cela est l'épisode de la discussion des articles 4 et 8 de la loi sur la dévolution des biens de l’Église. La solution qui va s'imposer au terme d'une discussion épique va faire de l’association cultuelle une coquille vide encore moins soumise au contrôle de l’État que les traditionnels conseils de fabrique. Formidable cadeau qui va surprendre les catholiques eux-mêmes. Autre signe que Buisson a perdu la main : pendant toute cette période, il garde le silence. 

 

 

  1. Laïcité, religion, morale 

1 - L'inspiration maîtresse : Sébastien Castellion ; 2 – Fait religieux et religion instituée ; 3 – La foi laïque  

 

Une première manière de se faire une idée des positions de Ferdinand Buisson est de considérer les titres de certains de ses ouvrages ou des ouvrages qui lui sont consacrés : 

  • Ouvrages ou conférences de Buisson :  

  • Le christianisme libéral, 1865 

  • Sébastien Castellion, sa vie et son œuvre (1515-1563). Étude sur les origines du protestantisme libéral, 1892 

  • La religion, la morale et la science. Leur conflit dans l'éducation contemporaine, 1901 

  • Libre pensée et protestantisme libéral (avec Charles Wagner), 1903 

  • La foi laïque, 1912 

  • L'avenir du sentiment religieux, 1914 

  • Le fonds religieux de la morale laïque, 1917 

  • Études sur Buisson : 

  • Mireille Gueissaz-Peyre, L'image énigmatique de Ferdinand Buisson. La vocation républicaine d'un saint puritain, 1999 

  • Laurence Loeffel, Ferdinand Buisson, apôtre de l'école laïque, 1999 

  • Jean-Marie Mayeur, La foi laïque de Ferdinand Buisson, in Libre pensée et religion laïque en France, 1980 

  • Vincent Peillon, Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand Buisson, 2010 

  • Samuel Tomeï, Ferdinand Buisson, protestantisme libéral, foi laïque et radical-socialisme, 2004 

 

1. Son inspiration maîtresse, Buisson la trouve chez Sébastien Castellion, théologien protestant du XVIè siècle, auquel il consacre sa thèse. Il considère que Castellion propose une véritable philosophie de la tolérance qui peut aider les partisans de la laïcité. Castellion, en effet, distingue très fortement le domaine de la science (des faits objectifs, de ce qui existe) et celui de la conscience (des faits moraux, du sentiment intime, de la volonté). Alors que l'unité domine dans la science, la conscience est au contraire marquée par le fait de la pluralité. À partir de là, Castellion fait de la tolérance une donnée humaine incompressible et prend fermement parti contre toutes les idéologies qui prétendent détenir la science de la destinée humaine, qu'il s'agisse du fanatisme des Églises ou du contre fanatisme du scientisme. 

Pour Buisson, donc, l'idée de tolérance est contemporaine de la Réforme, et non des Lumières. Les hommes de la Réforme n'étaient pas athées, mais croyants, et pourtant, pense-t-il, c'étaient déjà des laïques. Leur religion était laïque dans la mesure où elle reposait sur le libre examen et ne se réfugiait pas dans le surnaturel.  

 

2. Les idées de tolérance et de libre examen le conduisent à établir une distinction essentielle entre le fait religieux et la religion instituée. Ce fait religieux exprime l'impossibilité pour l'homme de se contenter du fini, et sa tendance irrépressible à s'interroger sur la loi de toutes les lois et sur le but dernier de la vie humaine. Ainsi conçue, la religion est, dit-il, 

 

« une fenêtre ouverte sur l'infini qui ne nous fait pas posséder l'infini, mais qui nous fait échapper à la prison du fini ». 

 

Voici comment il parle de la prière, en 1885, dans le Dictionnaire de pédagogie : 

 

« Prier c'est se recueillir et se replier sur soi-même (...) c'est à la fois sentir vivement et penser fortement... La prière suppose l'émotion, la réflexion, un certain état du cœur, de l'esprit, de l'imagination, de la conscience... C'est enfin l'acte individuel par excellence, le plus délicat, le plus intime de tous les actes de l'âme, celui où nous mettons le meilleur et le plus pur de nous-mêmes »12 

 

C'est au nom de ce fait ou sentiment religieux que Buisson veut s'affranchir de la religion instituée, religion d'autorité qui, avec ses réponses toutes faites, endort les âmes. Il ne faut pas « laisser [...] les religions confisquer la religion ». Du côté des religions il ne voit que résignation et conservatisme, alors que la religion insuffle un esprit de résistance et de dépassement. Voici comment Buisson parle de ce sentiment religieux : 

 

« L’âme de la religion, si je l’ai bien compris, l'essence vivante du fait religieux, c'est l'élan primesautier qui emporte l’âme vers l'inconnu, élan de l'esprit, du cœur, de l'imagination, de la conscience, de la volonté. Tout s'y mêle, sentiment, pensée, action, c'est l'homme tout entier qui, par une sorte d'instinct propre à l'homme seul, cherche un Dieu au fond des cieux et de lui-même... C'est le martyr, le saint, le savant, le héros, donnant leur vie pour une cause sacrée ». 

 

Cette religion de l'homme qui aspire à l'absolu qu'il soit croyant ou incroyant, catholique ou socialiste ; cette religion qui s'incarne dans les saints et les héros c'est la religion de l'humanité ; c'est une religion laïque, mais d'une laïcité religieuse. 

 

3. Buisson est donc convaincu que les laïques, qu'ils soient athées ou croyants,  ne doivent pas déserter le terrain des valeurs que l’Église catholique a occupé seule pendant des siècles. La laïcité n'est pas qu'une affaire de lois et de règlements. Elle doit aussi se concrétiser dans des mœurs et des mentalités. 

 

« À notre manière donc, dit-il, nous sommes des croyants ». 

 

Le spiritualisme de Buisson est assumé : 

 

« Comme le fait religieux que nous respectons, nous demandons le respect pour le fait moral : celui-ci n'est ni plus ni moins mystérieux que celui-là. Vous croyez qu'un élan de prière met l'âme en contact avec Dieu : nous croyons que l'élan de conscience qui la met en face du devoir lui donne le frisson du divin ». 

 

« Nous voyons dans le bien, dans le devoir, dans l'idéal moral une force que vous appellerez, à votre gré, naturelle ou surnaturelle, humaine ou divine. Nous ne nous chargeons pas de la définir : nous constatons qu'elle agit sur la conscience humaine comme l'aimant sur le fer, comme le soleil sur la plante, la lumière sur nos yeux, comme le beau sur notre imagination, la vérité sur notre esprit, l'amour sur notre cœur. Et nous ne demandons pas autre chose, sinon qu'on nous permette de la laisser agir ».  

 

Formules dérangeantes, bien entendu. Pour Buisson, laïcité et théocratie c'est foi contre foi. Religion de la Révolution et de la DDHC d'un côté ; adhésion inconditionnelle aux dogmes de l’Église de l’autre. Foi inscrite dans la conscience vs foi enkystée dans le dogme. Foi civique vs foi persécutrice.  

 

La morale laïque scolaire prévue par les programmes de 1882 est donc une morale du devoir et du dévouement. C'est le code moral commun aux divers systèmes de morale, universellement accepté, indépendant des dogmes religieux, que l’État, -du même coup, -a le droit d’enseigner. 

 

Jules Ferry en parle ainsi dans sa lettre aux instituteurs du 17 novembre 1883 : 

 

« ... la bonne vieille morale de nos pères... La vraie morale, la grande morale, la morale éternelle, ... la morale sans épithète ... la morale du devoir, la nôtre, la vôtre, la morale de Kant et celle du christianisme ». 

 

Les instituteurs, dit ensuite Ferry, se garderont donc bien d'entrer dans d'épineuses considérations philosophiques et métaphysiques. Leur rôle en matière d'éducation morale « est très limité ». L'instituteur n'est pas « l'apôtre d'un nouvel évangile », « ni un philosophe, ni un théologien improvisé ». On attend de lui « non des paroles, mais des actes », « un service tout pratique » qu'il pourra « rendre au pays plutôt encore comme homme que comme professeur ». Il ne s'agit pas de démontrer des vérités, mais bien d’ « exercer une longue suite d'influences morales sur de jeunes êtres à force de patience, de fermeté, de douceur, d'élévation dans le caractère et de puissance ». 

 

Buisson voit dans cette morale laïque une transposition de sa religion laïque non confessionnelle et adogmatique. Sa foi religieuse des années1860 se reformule peu à peu en une foi laïque. C'est déjà vrai dans les années 1880, alors qu'il est Directeur de l'enseignement primaire et qu'il met en œuvre les grandes lois scolaires ; ça l'est davantage encore au début du XXè, quand il publie La foi laïque. 

 

Qu'aura-t-il voulu faire sa vie durant ? Il aura voulu spiritualiser la religion instituée, l'humaniser, la moraliser. Non pas la détruire, mais en conserver l'essence, ie l'expression du besoin d'infini, d'idéal et d'inconnu qui anime l'homme ; ie encore l’«aspiration de l'homme vers toutes les formes de la perfection de l'esprit ». L'éducation religieuse a donc bien un lien avec l'éducation morale, mais ce n'est pas celui qu'on croit ; loin d'en être le fondement, elle en est le couronnement ; si l'éducation morale remplit son office, elle prend une dimension religieuse, mais d'une religion laïcisée, c'est-à-dire neutre confessionnellement et adogmatique. 

 

 

Conclusion 

 

Pour beaucoup, Buisson était une énigme. Enigme pour les protestants évangéliques, dont il était issu, qui voyaient en lui un renégat et un transfuge ; énigme aussi pour les libéraux, qui voyaient en lui un évangélique ; énigme encore pour les libres penseurs, à qui il disait que « réduire la libre pensée à une profession sectaire d'athéisme [risquerait de les rendre] ni libres, ni penseurs »13 ; énigme enfin pour les républicains, qui ne comprenaient pas son libéralisme, son culte de la Révolution française et de l’État. 

Aujourd'hui encore, les chercheurs ne s'accordent pas sur la cohérence finale de ses prises de position. 

Ce qui est sûr, c'est que Buisson se trouvait au confluent de plusieurs mémoires historiques (mémoire protestante, mémoire laïque, mais aussi libre penseuse, socialiste, pédagogique, parlementaire, philosophique, etc.). Son spiritualisme rationaliste déroutait14 ; sa manière d'articuler laïcité (laïcité religieuse) et religion (religion laïque) aussi. Il a toujours été attiré par les groupes et les institutions pluralistes. Il a été entouré pour la Bible universaliste que fut le Dictionnaire de pédagogie  de collaborateurs particulièrement variés. C'était un dissident et un marginal15 un notable et un rebelle. 

Ce qui est vrai aussi, c'est que n'ayant pas laissé de mémoires ou d'autobiographie16,  il n’a rien fait pour que ne s’impose pas cette image énigmatique. 

Mais je ne crois pas qu'on puisse s'en tenir à cette vision car, pour une part, elle exprime notre incompréhension voire notre gêne vis-à-vis des prises de position originales et marginales de Buisson. Je crois, au contraire, qu'il faut mentionner l’abondance de la production écrite de Buisson pendant 65 ans, portant sur un petit nombre de questions, à partir de positions institutionnelles très variées. Je crois aussi qu'on peut plaider la stabilité du personnage et la continuité de sa pensée, mais - c'est vrai - c'est une continuité dans la marginalité, qui, -il faut le dire, -n'a pas fait souche à l’époque, ce dont Buisson a d'ailleurs pris la mesure de son vivant17. 

 

Mais, un siècle plus tard, plusieurs idées qu'il a défendues ont repris des couleurs ou gardent toute leur actualité : 

  1. Buisson situe bien la laïcité par rapport au pouvoir. L'avènement de la laïcité marque pour lui à la fois la fin d'une autorité qui s'exerce au nom de Dieu et la confusion de tous les pouvoirs : temporel et spirituel, exécutif, législatif et judiciaire. Sa laïcité, qui s'inscrit dans une théorie des pouvoirs et des contre-pouvoirs, et qui requiert une culture démocratique, reste pleinement valide. Il y a encore des « Églises » dont l’État ne s'est toujours pas séparé... 

  1. Sa vision d'une laïcité militante, conquérante, peut aussi nous parler. Intéressante, à cet égard, est son évolution sur la question de la neutralité entre les deux éditions du Dictionnaire. Alors qu'elle est tout simplement synonyme de laïcité en 1885, elle se trouve cantonnée en 1911 à la seule neutralité confessionnelle, ouvrant ainsi à l'instituteur des champs à l'engagement pédagogique (méthode intuitive), moral (raison et liberté) et politique (République). Il a cette formule, en 1905, lors d'un congrès de la Ligue de l'enseignement : méfiez vous de ceux qui vous demandent d'être neutres, ils veulent dire : soyez nuls. 

  1. Enfin, nous pouvons essayer de penser une spiritualité laïque avec Buisson. Sujet sans doute délicat, voire polémique, mais qui est dans l'air du temps.  

 

 

Références bibliographiques 

 

  • Ouvrages de Ferdinand Buisson 

  • Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire, Établissement du texte, présentation et notes de Pierre Hayat, Kimé, 2000 

  • Sébastien Castellion, sa vie et son œuvre, 1892 (réédition Droz, 2010) 

  • Le devoir présent de la jeunesse, 1899 

  • La foi laïque, Extraits de discours et d’écrits (1878-1911), Hachette, 1912 

  • Le fonds religieux de la morale laïque suivi de L'avenir du sentiment religieux (conférences de 1917 et 1914), Théolib, 2014 

  • Souvenirs (1866-1916) et autres écrits, Théolib, 2011 

  • Études 

(Les références signalées par des astérisques reproduisent des textes choisis de Ferdinand Buisson) 

  • Gueissaz-Peyre Mireille, L'image énigmatique de Ferdinand Buisson, La vocation républicaine d'un saint puritain, Thèse pour le doctorat d'histoire, ANRT, reproduction à la demande 

  • Hayat Pierre, 

  • La passion laïque de Ferdinand Buisson, Kimé, 1999 

  • ***Éducation et République, Introduction, présentation et notes de Pierre Hayat, Kimé, 2003 

  • Loeffel Laurence, 

  • ***Ferdinand Buisson, Apôtre de l'école laïque, Hachette/Éducation, 1999 

  • La question du fondement de la morale laïque sous la IIIè République (1870-1914), PUF, 2000 

  • ***La morale à l'école selon Ferdinand Buisson, 2013 

  • Nora Pierre, Le dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, cathédrale de l'école primaire, in Pierre Nora (Dir.), Les lieux de mémoire, I – La République, Gallimard, 1984 

  • Ognier Pierre, Une école sans Dieu ? 1880-1895. L'invention d'une morale laïque sous la IIIè République, 2008 

Saut de page 

II. 

Arno Münster 

Jean Jaurès 

 

 

Le combat de Jean Jaurès (1859-1914), sur la scène française et européenne de la fin du XIXè et du début du XXè siècle était celui d’une figure emblématique du socialisme dont le charisme faisait de lui la véritable incarnation d’un mouvement socialiste en plein essor et d’un combat inlassable pour la République, l’école laïque publique et obligatoire, sa séparation des Eglises et de l’Etat, la justice sociale et la paix. C’était aussi le combat permanent et courageux d’un philosophe, journaliste et député dont le républicanisme et le patriotisme défiaient non seulement tous les  conservatismes mais aussi et surtout le nationalisme qui risquait bientôt de précipiter l’Europe tout entière dans la catastrophe de la Première Guerre mondiale. Sa vie était celle d’un lutteur infatigable pour la justice, la fraternité et la paix entre les nations qui jusqu’au dernier jour de sa vie avait tenté d’empêcher cette guerre, en appelant les travailleurs de France, de Russie et de l’Allemagne à s’opposer, par tous les moyens pacifiques, y compris la grève générale politique, à la guerre et à la mobilisation qui le préparait. C’était le combat d’un socialiste. A ce propos, Arno Münster rappelle brièvement l’hommage qu’avait rendu à Jaurès Léon Blum, le président du Conseil du « Front Populaire », en juillet 1937, à l’occasion du 27e anniversaire de la mort, de l’assassinat de Jean Jaurès, par un nationaliste, à la veille de 1ère Guerre Mondiale, le 31 juillet 1914 , à Paris : 

 

« Jaurès était un socialiste, il ne voulait pas être autre chose qu’un socialiste, mais il  était parvenu à l’idée du socialisme en approfondissant et en prolongeant les doctrines fondamentales de la République. (….) Dans l’esprit de Jaurès, l’idée du socialisme apparaît par une sorte de déduction nécessaire des principes républicains. La formule de « République Sociale » appartient à son vocabulaire courant, et il a maintes fois  défini l’action socialiste par l’extension et le développement de la démocratie. (…) Le peuple des travailleurs l’aimait, se fiait à lui, s’incarnait en lui.(…..) Admirable éloquence, supérieure à celle de Vergniaud et de Mirabeau…, il y avait le génie lyrique (…), le don de créer de grandes images évocatrices toujours simples, dans leur grandeur. » (Oeuvres de Léon Blum, 1937-1940, vol. IV-2, Albin Michel, Paris, 1965, p. 482.) 

 

Dans ce combat d’un homme politique, d’un député, d’un harangueur de foules et de lutteur infatigable pour la République, la justice sociale, la démocratie, des réformes sociales et  pour la paix entre les peuples de l’Europe,  le combat pour la laïcité et l’école laïque publique obligatoire occupe une  place particulière, une place privilégiée, notamment à partir de l’année 1904, l’année de la fondation, par le dirigeant du Parti Socialiste Français (P.S.F.), du journal « L’Humanité », dans le contexte de la préparation, par Aristide Briand, son principal architecte, avec Ferdinand Buisson, de la Loi de Séparation des Eglises et de l’Etat. Jean Jaurès en était l’un des grands acteurs, notamment avec Ferdinand Buisson et Aristide Briand. C’est avec son journal « l’Humanité », fondé en 1904, que Jaurès a donné un élan nouveau au débat de l’époque sur la laïcité. Il a utilisé son journal pour révéler les pressions du Vatican sur les gouvernements, attestées par la note pontificale du 28 avril 1904, rédigée par  le cardinal Raphaël Merry del Val, le secrétaire d’Etat du pape Pie X, protestant énergiquement contre la visite à Rome du président Loubet, le président de la République Française, auprès de Victor Emmanuel III. Cette visite était tout à fait normale, mais elle était considérée par le Vatican comme un « évènement d’une exceptionnelle gravité ». Aux yeux de Jaurès et de tous les partisans de la laïcité, cette lettre pontificale était une véritable « provocation », puisqu’elle mettait en accusation, devant les gouvernements, la République française et son président. Rapidement, la polémique prit une ampleur telle qu’elle provoqua la rupture des relations diplomatiques de la France avec le Vatican. En effet, le pape Pie X avait fait savoir qu’il considérait la visite du président Loubet à Rome comme une offense au Vatican du fait de l’anticléricalisme qui se déploie en France. Cette visite du président Loubet avait été accompagnée par de nombreuses manifestations anticléricales, même à Rome et dans différentes villes d’Italie. Jaurès déclencha alors dans la presse et au Parlement un large débat qui débouchera un an plus tard, en décembre 1905, sur la Loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Or cette loi n’ignore pas les cultes, elle assure la liberté de conscience, elle garantit le libre exercice des cultes, mais elle n’en privilégie aucun. Pour Jaurès, Démocratie, République et Laïcité sont des termes quasiment identiques. 

 

« Si démocratie et liberté sont individuelles et si la démocratie ne peut réaliser son office, qui est d’assurer l’égalité des droits, que dans la laïcité, déclare-t-il solennellement dans son discours de Castres du 30 juillet 1904, par quel abandon de son droit et de tout droit la démocratie renoncerait-elle à faire pénétrer la laïcité dans l’éducation, c’est-à-dire dans l’institution la plus essentielle, dans celle qui domine toutes les autres et en qui les autres prennent conscience d’elles-mêmes et de leurs principes ? » 

 

Comme le note, entre autres, Patrick Le Hyaric, à la différence d’autres défenseurs de la laïcité, Jaurès est convaincu que 

 

« l’idéal d’émancipation laïque et la justice sociale sont absolument indissociables. Pour lui, la République n’a pas vocation à arbitrer les débats entre différentes croyances, mais simplement à permettre leur libre expression. En revanche, elle promeut la connaissance, la recherche de la vérité, sans lesquelles il ne peut y avoir justice. Elle impulse une vérité politique en faveur du bien commun ». (P. Le Hyaric, Avant propos à Jean Jaurès, Laïcité et République sociale, le Cherche Midi, 2005,  p. 8.) 

 

Dans son « Discours de Castres » du 30 juillet 1904, Jaurès donne sa définition de l’enseignement laïque et explique dans quel esprit de liberté doit être appliquée la loi et comment l’Eglise catholique pourrait aussi se réconcilier avec la démocratie et le monde moderne. Or, à ce propos, le bras de fer était également engagé avec  l’Eglise catholique et le Vatican, car le pape Pie X, dans ses Encycliques, avait dogmatiquement et catégoriquement pris position non seulement contre la laïcité (soupçonnée en permanence d’être « l’école de l’athéisme » !), mais aussi  contre les « modernistes » au sein même de sa propre Eglise.    

 

Dans ce discours, Jaurès confirma sa volonté, sa décision de parachever la campagne laïque en faisant voter la Loi de Séparation des Eglises et de l’Etat. Ensuite viendra le temps de la question sociale ; aussi celle de la paix et de la guerre. L’ironie de l’histoire a voulu que le jour même de son intervention, les relations diplomatiques entre la France et le Vatican ont été rompues. Le discours de Castres comporte plusieurs leitmotivs de la pensée politique de Jaurès qui sont tout à fait caractéristiques de la pensée de ce grand socialiste républicain et de ses engagements solennels moraux et politiques. Le premier leitmotiv est cette insistance sur la nécessité d’éduquer la France, dans l’esprit de la République, de la liberté, de la justice.  

 

« La tyrannie, dit-il, est fille et mère d’ignorance, elle est l’ignorance même (…). La liberté républicaine qui donne à tout citoyen le droit et qui lui crée le devoir d’intervenir dans la conduite des affaires publiques, qui l’oblige sans cesse à avoir une opinion et une volonté, est donc un incessant appel, en tous les hommes, à la force de la pensée, à la force du vouloir.  Elle est donc la grande et universelle éducatrice ». (Jean Jaurès, Laïcité et République sociale, Le Cherche-Midi, Paris, 2005, p. 65). 

 

C’est pourquoi, affirme Jaurès, 

 

« l’éducation de tous par la liberté républicaine doit être soutenue de l’éducation de tous par l’école, mais par l’école de la nation et de la raison, par l’école civile et laïque (…). C’est ce que dès 1871, Gambetta proposait au pays dans ses discours de Bordeaux, du Havre, d’Angers, de Saint-Quentin…, partout où il portait son admirable apostolat républicain ». (Op.cit., p. 66). 

 

L’admiration de Jean-Jaurès pour Gambetta (1838-1882) ne se démentit en effet jamais. Jaurès avait envisagé d’écrire une biographie de ce héros républicain. Dans la personne de Gambetta, Jaurès prend en effet la défense de quelqu’un qui n’avait point l’étroitesse de l’esprit de secte, et qui, avec sa défense du programme de la laïcité, était 

 

« l’homme de la conciliation nationale, qui jetait à la France encore toute meurtrie et déchirée (après la répression sanglante de la Commune de Paris), cette formule de laïcité qui allait irriter les divisions anciennes et provoquer des divisions nouvelles  ; c’est quelqu’un pour qui la laïcité était une nécessité nationale, une nécessité utile, la condition même du relèvement de la patrie et de l’institution de la liberté, l’âme, le souffle, la respiration même de la République ». (op.cit., p. 67-68).  

 

Pour Jean Jaurès, et c’est le second leitmotiv de ce Discours de Castres (1904), la laïcité, c’est la condition nécessaire de la démocratie. Or, qu’est-ce que la démocratie ? A  ce propos, Jaurès cite, entre autres, Royer Collard (1763-1845), l’avocat révolutionnaire et professeur de philosophie, qui, sous la Restauration, anima, le groupe des « doctrinaires » favorables à la monarchie constitutionnelle, avec sa formule 

 

« la démocratie est autre chose que l’égalité des droits. Elle respecte, elle assure l’entière et nécessaire liberté de toutes les consciences, de toutes les croyances, de tous les cultes, mais elle ne fait d’aucun dogme la règle et le fondement de la vie sociale. Elle ne demande pas à l’enfant à quelle confession il appartient et elle ne l’inscrit  d’office dans aucune Eglise. Elle ne demande pas aux familles (…) quelle religion elles mettent à la base de leur foyer… » (op. cit., p. 68-69). 

 

Selon Jaurès, la démocratie est foncièrement laïque, quand « elle ne s’appuie  que sur l’égale dignité des personnes humaines, si elle se dirige (…) par les seules lumières de la conscience et de la science » (op.cit. p. 69). Elle ne peut réaliser son essence que dans la laïcité, et en premier lieu, dans l’éducation qui est en  son cœur ! Que les citoyens complètent cela individuellement, par telle ou telle croyance, c’est bien leur droit, c’est le droit de la liberté. (70). Qu’ils complètent l’éducation laïque et sociale par un enseignant religieux, c’est leur droit. Mais « c’est sur des bases laïques que la démocratie doit constituer l’éducation ». (p. 70) 

 

En défendant énergiquement le droit de la démocratie d’éduquer les enfants mais selon les principes de la liberté, Jaurès défie les conservateurs et les catholiques, à savoir l’Eglise (catholique) revendiquant toujours, par l’intermédiaire des évêques et du Vatican, sa mainmise sur l’éducation des enfants, par des convictions religieuses dont on connaît les pratiques réactionnaires et autoritaires. Or, les Eglises (aussi les Eglises protestantes et les lieux de culte juifs et musulmans) ont été dépossédées de ce droit, définitivement, par la Loi de séparation des Eglises et de l’Etat de décembre 1905. 

 

L’enfance, souligne à ce propos Jean Jaurès, a le droit d’être éduquée, selon  les principes mêmes qui assureront plus tard la liberté de l’homme. Il n’appartient à personne, en particulier, ni famille ou congrégation, de s’interposer entre ce devoir de la  nation et ce droit de l’enfant. » (70)  

 

L’école laïque étant l’école des Lumières et de la raison, nul n’a désormais le droit, souligne Jaurès, de se substituer à elle  au nom de tel ou tel dogme religieux ou au nom de telle ou telle encyclique papale.  

 

Selon Jaurès, l’enseignement laïque a ce grand avantage sur l’enseignement religieux (traditionnel,  dogmatique et rétrograde) d’éveiller dans les esprits 

 

« le besoin de la réflexion et du contrôle, en écartant de l’éducation toute contrainte intellectuelle, tout en donnant à la personne humaine le sentiment de son droit et de sa valeur. Il ne limite par aucun dogmatisme, par aucun parti pris confessionnel, la puissance de la science, et il refuse de subordonner les vérités de la science aux intérêts du dogme ». (p. 77). 

 

Or, c’est au nom de ce dogme religieux qu’un Giordano Bruno a été brûlé vif sur le bûcher, à Rome, en l’an 1600, et que Galileo Galiléi a été contraint par l’Inquisition d’abjurer ses découvertes scientifiques. 

 

Jaurès était aussi convaincu que « l’école de la République et de la raison » qu’est l’école laïque, qui doit jouer un rôle important dans l’éducation morale des futurs citoyens, jouera aussi un rôle majeur dans l’émancipation des ouvriers. Dans les débats parlementaires de l’année 1905, Jaurès défend,  aux côtés d’Aristide Briand et de Ferdinand Buisson, les trois principes majeurs de la Laïcité : (1) la liberté de conscience, (2) l’égalité de droits de tous les citoyens (croyants, athées et agnostiques devaient être traités de la même manière), et (3) le primat de l’intérêt général, du bien commun à tous. En même temps, il met en garde contre le malentendu qui consiste à confondre laïcité, athéisme et anti-cléricalisme : 

 

« la Séparation ne doit pas privilégier la lutte antireligieuse, elle doit fonder un nouveau régime de démocratie laïque qui convienne à l’expression des diverses croyances. ». 

 

Il est hors de doute que les écrits et prises de position de Ferdinand Buisson (protestant, radical-socialiste, libre-penseur, directeur de l’enseignement primaire de 1879 à 1896 et Président de la Ligue des Droits de l’Homme de 1913 à 1926) aient exercé une assez grande influence sur son positionnement. Cela concerne surtout la distinction faite entre croyance, religion (sentiment religieux) et cléricalisme. « Le cléricalisme, c’est la religion se trahissant elle-même » (F.Buisson) ; par conséquent, la République laïque, démocratique et éclairée, adhérant aux grands principes de la raison, de la laïcité, de la tolérance et de la neutralité, devrait donc respecter la religion (devenue une affaire privée) et combattre en même temps le cléricalisme. Comme le souligne H. Pena-Ruiz, Ferdinand Buisson, venu du protestantisme, conçoit la libre–pensée non pas comme antireligieuse ou comme l’école de l’athéisme, mais comme un « rationalisme en acte, soucieux de cultiver l’esprit critique et la lucidité morale autant que scientifique ». Il se définit alors, simultanément comme « libre croyant » et « libre-penseur ». Selon l’auteur duDictionnaire amoureux de la laïcité (Plon, Paris, 2014), il pourrait être comparé sur ce point avec Victor Hugo, « qui conjuguait  une foi vive, sans dogme, avec un anticléricalisme vigoureux, par détestation de toute orthodoxie dogmatique comme de tout obscurantisme. »(op.cit., p. 151). 

  

En même temps, Jaurès insiste aussi beaucoup, en tant que socialiste, sur l’enchevêtrement de la question scolaire avec la question sociale : « Laïcité de l’enseignant, progrès social, ce sont deux formules indivisibles. Nous n’oublierons ni l’une ni l’autre, et en républicains socialistes, nous lutterons pour toutes les deux. »(Jean Jaurès, Pour la Laïque, Paris, Librairie de l’Humanité, 1910, p. 47.) C’est tout simplement pour rappeler que 

 

« pour les socialistes, la laïcité – si précieuse et fondamentale qu’elle soit – ne peut être une fin en soi et c’est seulement si elle s’allie réellement à la cause sociale, en combattant les injustices, les inégalités et les discriminations dont les enfants des classes défavorisées sont les premières victimes ; seulement si ses défenseurs s’engagent clairement pour le progrès et la justice sociale et pour un ordre économique et social plus juste et plus humain, qu’elle peut demeurer la principale référence et doctrine de la République dont le destin inévitable est de devenir – enfin – une République Sociale. »(Arno Münster, Jean Jaurès : un combat pour la Laïcité, la République, la justice sociale et la paix, Réflexions autour d’une commémoration, L’Harmattan, coll. Questions contemporaines, Paris, 2015, p.84-85). 

 

Daniel Amédro et Arno Münster 

(d’après leurs textes respectifs)