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Henri Pena-Ruiz
La solidarité aujourd'hui
Compte rendu paru dans le nº 19 du Patriote (14 au 20 février 2014)
La solidarité : le cœur qui pense
Pour la Rencontre de la Pensée Critique du 30 janvier, Les amis de la liberté proposaient une conférence d'Henri Pena Ruiz sur la question de la solidarité alors que celui-ci vient de publier "La solidarité : le cœur qui pense".
Le conférencier sait très bien que dans la société actuelle, travaillée par l'individualisme possessif, le sujet est difficile. Il rappelle le grand exemple de l'exilé Victor Hugo qui, à Guernesey, résumait ainsi sa vie : "Solitaire, solidaire". Solidaire de toutes les causes justes : les révolutionnaires mexicains, les abolitionnistes, tous les peuples qui se battent pour leur liberté. Du fond de sa solitude, il s'ouvre à l'humanité entière ; il se fait patriote de l'humanité. La solidarité comme cœur qui pense : cette belle formule est du grand poète.
L'idée de solidarité doit aussi être inlassablement remise sur le métier parce que nous vivons dans un monde qui - bien que produisant toujours plus de richesses - lui tourne le dos ; dans un monde immonde dirait André Tosel ; dans un monde où Laurence Parisot, ex-patronne du MEDEF, a pu déclarer : "La vie, la santé et l'amour sont précaires ; pourquoi le travail échapperait-il à la loi ?".
Henri Pena Ruiz retrace l'histoire du terme solidarité. On le trouve d'abord, au XVè siècle, dans le champ juridique (des personnes solidaires sont liées par des responsabilités et des intérêts communs ; cf. la notion, de plus en plus actuelle, de caution solidaire). Fin XVIIIè/début XIXè, s'ajoute l'idée d'interdépendance, de rouages solidaires : des personnes sont solidaires si l'action de A comporte des conséquences pour B (pensons à la division du travail dans les manufactures). Le substantif solidarité, -c'est-à-dire la valeur de solidarité, -n'émerge qu'en 1795, dans le contexte révolutionnaire. À la fin du XIXè, Léon Bourgeois lui donnera un contenu socio-politique, et ce sera le solidarisme : une société cohérente suppose un minimum de redistribution sociale. Henri Pena Ruiz ajoute : cela peut aussi éviter les explosions révolutionnaires...
La solidarité peut d'abord être pensée comme un intérêt bien compris : le riche d'aujourd'hui sera peut-être le pauvre de demain ; le fort sera le faible ; le bien portant malade. Derrière les inégalités de conditions, on peut donc concevoir une solidarité de fait. Henri Pena Ruiz raconte - et on reconnait bien là le militant infatigable - qu'un jour à New York il a essayé de faire comprendre cette idée à un américain, et que cela lui valut cette réplique définitive : "Nous ne voulons pas payer pour les autres !". Autrement dit : que chacun se débrouille avec ce qu'il a.
Une autre approche de la solidarité est de traiter l'autre comme un autre soi-même, de lui conférer l'égalité de principe ; est alors pensable (et possiblement praticable) une dialectique, une circulation entre l'amour de soi (ou instinct de conservation) - tourné vers soi - et la pitié (répugnance spontanée à voir souffrir mon semblable) - tournée vers l'autre. On est conduit à voir dans toute situation de détresse une réalité réversible, qui n'a rien de fatal ; et à secourir autrui quand il le faut. Est mise en avant, ici, une sociabilité naturelle, voire une morale spontanée qui pousse à aider autrui.
Henri Pena Ruiz distingue, pour finir, quatre grandes formes de solidarité.1) la laïcité : dispositif juridico-institutionnel qui organise le vivre-ensemble sur la base de la réciprocité des droits et des devoirs, qui rend la République accueillante à tout être humain, à toutes les options spirituelles (croire ; ne pas croire ; n'avoir pas tranché la question). Chacun est libre de son option spirituelle, mais pas de l'imposer aux autres. Les mêmes droits sont donc reconnus à tous. La religion n'engage que les croyants ; l'Etat, lui, est neutre. D'où la séparation des Églises et de l'Etat. 2) la solidarité écologique : le nuage de Tchernobyl ne s'est pas arrêté à la frontière... S'il y a quelque chose qui nous est commun, c'est bien l'écosystème Terre, notre demeure à tous. Or, le capitalisme prédateur est prêt à le détruire (voir l'exploitation du gaz de schiste aux États Unis). Il nous faut donc penser et instrumenter cette solidarité de fait de tous les hommes. 3) la solidarité cosmopolitique : sous une définition juridico-politique (et non ethnique ou religieuse) de la nation, on ne peut pas enfermer l'étranger dans son altérité. L'autre est mon semblable. Il n'y a pas d'étranger irréductible en République. Belle idée, bien-sûr, mais dont la mise en pratique peut s'avérer malaisée. Pena Ruiz le sait bien, et il précise qu'il faut y voir un horizon régulateur, une "idée régulatrice de la raison" aurait dit Kant. 4) La solidarité par la culture : celle qui transcende le donné, bien-sûr, et non pas celle qui organise et gère les ressemblances/différences ; une culture dynamique et ouverte, donc, et non le communautarisme ; une culture qui promeut l'individu libre, et non pas un échantillon anonyme au sein d'un groupe.
Daniel Amédro
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Autres ouvrages récents d'Henri Pena Ruiz : "Entretiens avec Karl Marx", "Marx quand même" (qui viennent d'être complétés par quatre CD sur Karl Marx).
À paraître fin février : "Dictionnaire amoureux de la laïcité".