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Catégorie : Rencontres de la Pensée Critique
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Jean Ortiz 

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L’Amérique latine 

entre révolution(s) et contre-révolution(s) 

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Rencontre de la Pensée Critique du 3 décembre 2015 : 

Jean ORTIZ commence tout de go par cette affirmation : « Nous vivons un jour historique ». À Caracas aujourd'hui, en effet, des milliers de personnes, sur des kilomètres, clôturent dans la rue la campagne électorale. Difficile de réfléchir sur une actualité vivante, mouvante... Depuis quinze ans, l'Amérique latine est (était...) la terre de l'utopie possible. On assiste aujourd'hui au début d'une nouvelle séquence politique, où l'impérialisme tente par tous les moyens de reprendre la main, de regagner le terrain perdu. 

 

Chavez, qui n'était pas un illuminé, se plaçait dans la continuité de Simon Bolivar, -que J. Ortiz considère comme le personnage le plus important de l'Amérique latine au tournant des XVIIIè et XIXè siècles, -à qui six États doivent leur existence. S'il y a un mythe Chavez, qui est un enjeu mémoriel et un enjeu politique, ce mythe est ancré dans cette histoire : celle de l'indépendance, des indépendances. Bolivar, -qu'il est de bon ton de rabattre sur sa condition de militaire, -n'est pas un caudillo sans pensée ; il a un projet social ; un projet d'intégration sociale et raciale ; une forte conscience d'un destin commun de l'Amérique latine ; comme une perception d'une histoire continentale en devenir ; il donne donc à son combat une dimension continentale car l'Amérique latine ne pourra se libérer que globalement ; il rêve d'une confédération des nations-sœurs. À propos des États-Unis, il dit en juin 1826, dans une lettre à Santander, autre Libertador : « [ils] sembleraient destinés par la Providence à répandre dans notre Amérique des misères au nom de la liberté. » Bolivar se heurtera à d'innombrables difficultés qui lui feront dire : « Faire une révolution, c'est labourer la mer. » Il meurt en 1830, désespéré de voir son rêve se révéler impossible. Chavez va donner un sens nouveau à son message et à son œuvre. 

 

Jean Ortiz fait encore quelques rappels historiques. L'Amérique latine, pendant deux siècles, a été l'arrière-cour des États-Unis. L'un de leurs présidents, fidèle en cela à la doctrine Monroe de 1823 (l'Amérique aux américains...du nord), disait d'ailleurs que l'Amérique latine est leur jardin... Au nom de cela, la moitié du territoire mexicain a été annexée. On parle de « sous-continent ». On dit « Amérique latine » alors qu'il faudrait dire « Amérique afro-indo-etc.- ... -latine. » 

Et puis, en 1959, Fidel Castro renverse Batista. Dans les années 70-80, les années noires, des dictatures terribles. À la fin des années 80, les États-Unis, qui ont pris conscience du fait que le FMI peut être plus efficace que les soldats, laissent s'opérer des transitions vers des régimes constitutionnels, vers ce que J. Ortiz appelle des démocraties de basse intensité, avec des lois d'impunité pour les bourreaux, comme en Espagne. En 1994, Clinton décide un grand projet de reconquête de l'Amérique, de l'Alaska à la Terre de feu : la zone de libre-échange des Amériques ; c'est-à-dire mettre en concurrence (« libre et non faussée », comme il se doit) les petits céréaliers mexicains et les gros céréaliers états-uniens... C'est alors, dit J. Ortiz, qu'entre en scène « un monsieur avec un passe-montagne et une cagoule », et qui dit : non, « ce n'est pas la fin de l'histoire, un autre monde est possible. »  C'est le sous-commandant Marcos ; avec les indiens du Chapas, il veut un monde qui soit de la couleur de tous les mondes. En 2005, à la conférence des pays latino-américains de Mare del Plata, le projet états-unien fait flop parce que quelques personnes - Kirchner, Lula, Chavez - le font naufrager. Deuxième revers le plus important des États-Unis avec la révolution cubaine, sur lequel, à l'époque, la presse française reste à peu près silencieuse. 

Viennent ensuite les années du consensus de Washington, qu'on appellerait en France les années de la Troïka. Ses « Dix commandements » : déficits publics limités, dépenses publiques réduites, réforme fiscale favorisant les gros, liberté des changes, investissements étrangers à outrance, privatisation de tout (sauf de la Cordillère des Andes), dérégulation, suppression des barrières douanières, marchandisation générale, alignement sur les Etats-Unis, etc. « Cela nous rappelle quelque chose, hein... » Les dégâts ont été terribles. Les peuples se soulèvent. Peu à peu le consensus de Washington va être remplacé par le consensus chaviste. On assiste à un retour des idéologies, du marxisme ; à des débats sur le communisme, le socialisme. C'est la crise de la légitimité du modèle néolibéral. Les mouvements sociaux, puissants, participent à la recherche d'alternatives. En Bolivie, où la privatisation des mines a fait beaucoup de dégâts, le mouvement social fait émerger progressivement un leader collectif, Evo Morales (aujourd'hui docteur honoris causa de l'Université de Pau...). En 92, Chavez fait un premier coup d'État, -qui échoue, -mais il prend rendez-vous et devient un personnage extrêmement populaire. Le marxisme dit, certes, que ce sont les peuples qui font l'histoire, mais des dirigeants peuvent les aider à aller plus vite. Émerge une génération inédite et extraordinaire de dirigeants : Chavez, Morales, Correa, Lula, Kirchner. Une dynamique régionale commence à s'épanouir. En 2004 est créée l'ALBA, Alliance bolivarienne pour les Amériques, outil d'intégration à l'opposé de l'Union européenne : les États décident de coopérer sur la base de la complémentarité, de la coopération, du respect de la souveraineté et de la solidarité. Toutes les décisions seront prises par consensus. En 2005, est créée Petrocaribe, qui va fournir à une vingtaine de pays le pétrole vénézuélien à prix préférentiels. Chavez finit par mettre un nom sur tout cela : c'est du socialisme ; il le prononce le “gros mot” ! 

Jusqu'à hier donc, l'Amérique latine a une communauté de valeurs et de pratiques, à laquelle s'ajoute une montée en puissance de l'indianité. Les mouvements sociaux promeuvent et les constitutions intègrent le concept de multiculturalité. De fait, les processus révolutionnaires, bien qu'ils se soient faits au nom des citoyens de toutes les communautés, ont été très soutenus dans les pays à majorité indienne. 

Les acquis sont considérables, mais J. Ortiz choisit de passer sur cet aspect [cf., sur notre site, le compte rendu de sa précédente conférence] pour en venir à la contre-offensive. 

 

Que penser, notamment, du “changement de pied” récent de l'administration américaine vis-à-vis de Cuba ? C'est Obama lui-même qui répond : « Nous sommes en train de renouveler notre leadership dans les Amériques. » Biden éclaircit, lui aussi, les visées américaines : « À aucun moment dans l'histoire de l'Amérique latine le potentiel de ce continent n'a été aussi grand. » 

Il est certain que, depuis 2008, les gouvernements - citoyens, révolutionnaires, démocratiques, socialisants, comme on voudra les appeler - sont confrontés aux effets de la crise. Les États-Unis, qui se sont rendus compte qu'ils avaient perdu la main en Amérique latine, reviennent, mais avec un “impérialisme intelligent”, cette fois-ci : on continue d'appliquer la charia libérale, mais les coups d'État se font maintenant en douceur. Petit rappel : tentative de renversement de Morales en 2008, renversement du président du Honduras en 2009, soulèvement des policiers contre Corréa il y a deux ans. Pour tromper la communauté internationale, on remet désormais le pouvoir à des civils et non à des militaires. 

L'offensive américaine coïncide, il faut le dire, avec un relatif affaiblissement des mouvements populaires, qui sont à la manœuvre depuis quinze ans, qui sont à la recherche d'une relance, d'un nouveau souffle, et qui - il faut le dire aussi - hésitent devant les réponses de structure à apporter. La guerre idéologique bat son plein avec des médias qui, en Amérique latine, sont de véritables partis politiques. Alexandre Adler, un ancien communiste, disait récemment de Chavez : « un personnage grotesque, baroque, dégoûtant et inquiétant, un primate. » Lui et Maduro sont présentés par Le Monde et El Pais (porte-parole des multinationales en Amérique latine, et actionnaire de Le Monde) comme des dictateurs. D'une manière générale, les médias d'Amérique latine - qui ne connaissent ni Daesh ni le communisme - se sont donné un ennemi : le populisme, par quoi il faut entendre les régimes progressistes, qui nationalisent, incorporent les exclus, valorisent les classes populaires, entretiennent une communication directe avec le peuple. Le principal ennemi du capitalisme et des puissants c'est le populisme radical. Cette bataille des idées n'est pas facile car quand il faut faire la queue pendant des heures pour se procurer des produits de consommation courante, « on finit par fatiguer, même si on est très bien disposé à l'égard du régime. » 

Le repositionnement stratégique de Washington se traduit par la mise en place d'une espèce d'étau, l'Alliance du Pacifique, immense zone de libre échange où l'on trouve notamment le Chili, la Colombie, le Mexique, le Pérou, la Malaisie, le Vietnam, la Nouvelle Zélande, le Canada, etc. L'objectif est, bien évidemment, de torpiller l'ALBA et les autres organisations mises en place par les gouvernements progressistes. Et cette Alliance du Pacifique, qui a de l'argent, marque des points. 

Dans ce contexte, l'évolution de l'Eglise est intéressante. « Le Pape actuel me surprend », lâche J. Ortiz. Il se revendique de la théologie de la liberté (et non de la libération, qui est marxisante). Il se déclare pour la liberté et la libération pour les peuples (mais pas par les peuples). Il dénonce le nouveau colonialisme, le capital érigé en idole, ceux qui imposent des programmes d'austérité. Après cette contextualisation nécessaire, J. Ortiz entre dans le détail. 

 

Brésil - Le pays avait un modèle autocentré, développementiste, c'est-à-dire public-privé encadré par l'État. Avec Lula, cela donne : les pauvres moins pauvres et les riches plus riches. Plan de relance de l'économie de 66 milliards. Bourses pour les familles des bidonvilles. Redistribution. Mais, à côté de cela, il y a l'agro-business, la forêt amazonienne, les OGM, la corruption, le PT qui est devenu un parti de notables. Et aujourd'hui une crise économique énorme, avec baisse des revenus des travailleurs, crise du logement, crise des transports publics, violence, etc. Crise de légitimité des responsables politiques (70% des députés sont financés par des entreprises). Et, au bout du bout, rupture d'alliance avec le centre-droit. On est passé, avec Dilma surtout, « qui a pris comme ministre des finances quelqu'un de pire que Macron », au stade de l'État minimal. « Elle a fait une alliance avec Estr... avec la droite en pensant qu'elle allait neutraliser la droite, et c'est le contraire qui s'est produit. » Dilma s'est coupée des mouvements sociaux qui sont en plein désarroi, et elle est au plus bas. Les élites prônent le retour à la zone de libre échange des Amériques. L'économie et la politique sont en train de se réaligner sur les États-Unis. 

 

Equateur - C'est un processus intéressant de révolution citoyenne. On parle sans tabou de socialisme et communisme. Plan d'urgence sociale. Redistribution, redistribution, redistribution. Bons de développement humain (50 dollars à 1.200.000 personnes). Loi sur les hydrocarbures. Nationalisations. En 2008, Correa refuse de rembourser la dette dite illégitime (40%, 7 milliards) ...et les créanciers restent. L'Equateur, c'est également la mise en avant de l'écosocialisme (équilibre écologique + justice sociale ; antiproductivisme de gauche ; mise en cause du toujours plus). Mais c'est aussi la lutte des classes. La CONAIE, Confédération des communautés indiennes de l'Equateur, s'est soulevée récemment contre une loi du gouvernement qui imposait les gros héritages et les profits spéculatifs sur l'immobilier. Cette organisation, créée en 1986 à partir de trois grandes fédérations régionales, a joué un rôle très important dans les années 80, se plaçant à l'avant-garde de la lutte contre le néolibéralisme. Aujourd'hui, en crise, elle est soutenue par la droite libérale. Lutte des classes encore avec le projet Yasuní-ITT. 20% des ressources pétrolières de l'Equateur se trouvent sous le parc naturel Yasuní, région très riche en diversité. L'Equateur pouvait espérer de leur exploitation 19 milliards de dollars, c'est-à-dire 58% du budget de 2013, qu'il aurait consacrés à la lutte contre la pauvreté. Au lieu de cela, Correa a tenté une approche originale : on renonce à exploiter, et donc on économise des gaz à effet de serre, mais en échange la communauté internationale verse à l'Équateur, en une douzaine d'années, 3,6 milliards. Seuls 13 millions de dollars seront récoltés ; la proposition était donc ...avant-gardiste. L'Équateur a donc été obligé, faute de mobilisation concrète des pays riches contre le réchauffement climatique, et pour sortir son peuple de la misère, d'exploiter ces ressources. C'est en Équateur aussi qu'on déplore le désastre écologique Texaco-Chevron, peut-être l'un des pires de la planète. La société a déversé dans la forêt amazonienne, sur une zone de 2 millions d'hectares, 70 millions de litres de résidus de pétrole. Il s'ensuit des morts par maladies dégénératives, des cancers, des malformations. Des tribus ont été complètement décimées. En février 2011, la plus haute cour de justice équatorienne a condamné Chevron à verser 18 milliards de dollars. Le jugement a été cassé en New York en 2014. 

 

Argentine - Le pays a connu une grande crise économique, avec une inflation énorme, entre 98 et 2002. Cela s'est accompagné d'affrontements et de violences. Des mesures drastiques ont été exigées par le FMI. Des années terribles. Dans un pays grand producteur de viande et de céréales, des enfants mouraient de faim. Le pays était cassé, et cela a duré jusqu'en 2003. En 2002, le péronisme arrive au pouvoir. Ce mouvement politique est complexe. On ne peut pas le réduire, comme on le fait volontiers en France, à du fascisme. C'est une auberge espagnole qui va du fascisme à l'extrême gauche. Les argentins perçoivent les moments péronistes comme des phases de nationalisation, d'État-providence, de protection sociale. Mr Kirchner, sous la poussée des mouvements sociaux, suite aussi à des rencontres avec Fidel, Chavez et d'autres, va se radicaliser peu à peu. Il renationalise tout ce qui avait été privatisé. Il fait baisser la pauvreté de 50% en 2002 à 15% en 2011. Il crée des coopératives autogérées. Les dépenses sociales sont multipliées par trois. Et pourtant, le 22 novembre dernier, un ultralibéral, soutenu par le parti radical (membre de l'internationale socialiste), gagne les élections contre une coalition emmenée par les péronistes. Au cours de la campagne, la gauche n'est pas parvenue à se faire entendre. En Argentine, la gauche a toujours été phagocytée par le péronisme, qui est une tendance politique attrape-tout. 

Questions : pourquoi les couches moyennes se retournent-elles alors qu'on a fait de la redistribution, qu'on a sorti des millions de gens de la misère, et alors même que la droite n'a pas fait campagne sur le social ? Le bilan social est là mais, en même temps, il y a un rejet des partis politiques. 

 

Bolivie - C'est le pays le plus solide. Avec le processus le plus solide, parce qu'il est identitaire. Pas au sens raciste, mais en ceci qu'il exprime la recherche d'un nouveau paradigme post-capitaliste. Les mouvements sociaux, les syndicats, participent en tant que tels à l'élaboration d'alternatives. À méditer par les gens qui, en France, considèrent que les syndicats n'ont pas à se mêler de politique. Les avancées se sont appuyées sur le mouvement porté par les indiens, mais ce sont l'ensemble des exclus qui ont été concernés. Les choses se sont faites au nom du buen vivir, une théorie de cinq siècles qu'on peut rendre par l'expression "la vie belle", "la vie bonne". C'est plus qualitatif que quantitatif. C'est plus de bien que de biens. Les mots clés : équilibre, partage, respect de la vie, communauté. La communauté, là-bas, c'est l'organisation collective permettant la recherche du consensus, du bien commun. La notion n'a pas du tout le même sens que chez nous. « C'est lent, c'est long, mais qu'est-ce que c'est efficace ! » La constitution, plurinationale et multicuturelle, porte ce buen vivir. Le mouvement paysan et indigène est moteur, ce qui n'était jamais arrivé. Il assure le leadership au nom de tous les exclus et avec eux. Référendum révocatoire. Les ressources naturelles sont déclarées bien public inaliénable. Une des constitutions les plus poétiques au monde. C'est un pays où la constitution reconnaît ...36 langues. Evo Morales a été réélu triomphalement en octobre 2014 pour un troisième mandat. Les indiens, aujourd'hui, sont visibles. Le bilan de Morales montre qu'une gauche au pouvoir peut être efficace ; qu'on peut mener des politiques d'intégration et de redistribution des richesses ; ramener la retraite de 65 à...58 ans. Quand il est arrivé au pouvoir, les multinationales prenaient 82% ; maintenant, c'est la Bolivie qui prend 82%, et très peu de sociétés sont parties. Si podemos. 

 

Cuba - À Cuba, l'un des processus les plus originaux et révolutionnaires du XXè siècle, on assiste à la fin d'un cycle. Les choses se sont émoussées, sont en crise de valeurs. Mais la question cubaine doit rester pour tout intellectuel de gauche (et pour tout révolutionnaire encore plus) une question éthique et politique fondamentale. La révolution cubaine tient parce qu'elle n'est pas arrivée dans les fourgons de l'Armée rouge ; c'est un processus endogène, qui a des racines, qui est le fruit d'une histoire. La construction du socialisme, c'est le chemin qu'a emprunté le nationalisme à Cuba ; la révolution a été l'affirmation d'une nation ; « Ce n'est pas Cuba qui a inventé la révolution, c'est la révolution qui a inventé Cuba » ; ce n'est pas un goulag tropical. De la même manière, ce n'est pas le parti qui a fait la révolution, c'est la révolution qui a fait le parti. La révolution n'est pas « descendue de la montagne à cheval » ; la révolution cubaine, c'est des luttes insurrectionnelles énormes, surtout urbaines, dont Fidel a été le catalyseur ; la petite armée rebelle a été le catalyseur d'une grande union nationale qui explique le succès de la révolution. 

Aujourd'hui, les relations diplomatiques ont été rétablies par les États-Unis. Parce que la politique américaine a échoué. Parce qu'il y avait quelqu'un en face. Obama a cédé parce qu'il n'avait pas d'autre solution. Il dit : « Les États-Unis, en voulant isoler Cuba, se sont retrouvés isolés. » Mais les objectifs restent les mêmes : extirper le castrisme, le socialisme. Malgré le réchauffement, le blocus reste en place, et Guantanamo aussi. Et pourtant, beaucoup de gens semblent penser que le conflit est réglé. 

Le calcul d'Obama est d'utiliser le marché, en lieu et place des militaires, pour susciter des changements. Des changements, de fait, il y en a. Est-ce que c'est un changement du modèle ? Un changement dans le modèle ? Difficile à dire. On peut faire quelques constats. L'étatisation, y compris celle des cireurs de bottes, des cordonniers, des coiffeurs, etc., a failli ; de même la nationalisation de l'agriculture, des grandes fermes. La centralisation étatique "soviétique" est à revoir. Raoul dit qu'il faut des changements structurels et conceptuels. Les Cubains, cependant, restent attachés à leur système culturel, social, sanitaire, etc., mais il y a de nouveaux besoins et pour les satisfaire il faut produire. Soit la question : comment développer les forces productives sans passer par le capitalisme ? Quel espace pour d'autres formes de production ? Comment empêcher l'accumulation ? Comment passer d'une économie étatisée à une économie mixte ? Le socialisme à la cubaine (et pas que lui...) a besoin d'être réinventé. Socialisme n'égale pas étatisation ! Égalité n'égale pas égalitarisme ! Le commun n'égale pas le collectif ! Autant de questions qui nous concernent tous...  

Cuba est en train de faire une révolution en agriculture en la désétatisant, en donnant la terre en usufruit, en petites coopératives, etc. On va passer de 100% à 40% de travailleurs employés par l'État. Combien de temps encore y aura-t-il un surveillant d'ascenseur au 1er, au 2è, au 3è et au 4è étage de l’hôtel ?... Difficile de les envoyer à la campagne... Sans thérapie de choc, ce sera compliqué... Mais, en même temps, il faut des investissements. Ils peuvent être étrangers. Une zone de libre échange a été créée à cet effet, et les entrepreneurs se bousculent. 

Évidemment, « si on met le renard dans le poulailler, et qu'on ne planifie pas, ne contrôle pas... Vous savez ce qui se passe... En règle générale, c'est le renard qui mange les poules... Mais, en même temps, ils ont le dos au mur, c'est indispensable » Donc : changements économiques profonds et recherche d'un nouveau modèle. Socialisme de marché ? Cela n'existe pas. Mécanisme de marché, oui. À Cuba, on est dans autre chose. On peut désormais voyager librement ; s'installer à son compte ; payer des impôts. Et le successeur a été désigné, ce sera Miguel Diaz-Canel, 55 ans. Cuba est donc en chantier.  

 

Venezuela - le Venezuela, révolution pétrolière, est un pays central pour les gauches d'Amérique latine (et pour les gauches du monde entier, qui ne l'ont d’aille pas compris). Ses réserves de pétrole, très importantes, sont stratégiques. Le pays a vécu pendant quinze ans sous l'hyper leadership de Chavez. Le chavisme c'est un mix de Simon Bolivar, de Karl Marx, de la théologie de la libération et de la cosmogonie, qui est la vision des communautés indiennes colombiennes. Pour Chavez, ce mélange était  le socialisme du XXIè siècle. Quand il a été élu la première fois, en 1998, il était blairiste, troisième voie, mais « Fidel a dû l'alphabétiser... » et il a commencé à parler du socialisme du XXIè siècle ; sans poser les problèmes en termes de classe ouvrière parce qu'elle n'existe pas ou peu ; en construisant un État du pouvoir populaire ; en développant la démocratie participative. Mais, petit à petit, bien que l'intention était bonne, tout cela s'est sclérosé. 

Il y a beaucoup de pénuries au Venezuela, mais la pire pénurie c'est le manque de Chavez, mort le 5 mars 2013. Lui qui a donné au peuple « l'appétit de l'impossible » laisse un vide qui n'a pas été comblé. 43% du budget consacrés aux politiques sociales... Et aujourd'hui on se retrouve, avec une éventualité de victoire des libéraux, face à une stratégie à la chilienne. Attentats, sabotages, grèves patronales, pénuries... Espèce de coup d'État rampant... Cela rappelle ce que disait Nixon à Kissinger : « Faites hurler l'économie ! » Ajoutez à cela que les cours du pétrole ont chuté de 50%. Les programmes sociaux ne peuvent pas ne pas en être affectés. L'inflation est de retour. La pauvreté s'étend de nouveau. Les indicateurs sont au rouge. 

La rente pétrolière, loin d'avoir permis de construire une véritable économie, a été source de corruption. Contradiction à tous les étages, donc. L'« agenda socialiste » de Chavez n'a pas été appliqué. Caste capitaliste parasite. Les médias de droite (le « latifundium médiatique » dit Correa) sont hyper-dominants. Fatigue populaire. On peut parler d'épuisement du modèle redistributif. Le chavisme, désormais, est dépressif. Les élections du 6 décembre vont se dérouler sous influence... 

Voyant se déliter « d'aussi belles révolutions », Jean Ortiz en tire la conclusion que celles-ci doivent avoir leurs contre-pouvoirs ; qu'il fait une révolution dans la révolution ; c'est compliqué... Reste que le chavisme aura tenu quinze ans dans un cadre démocratique : 16 élections, 15 gagnées. 

 

Conclusion - Ne passons pas de l'euphorie au défaitisme et au catastrophisme. Au jour d'aujourd'hui, le regard européen a changé par rapport à l'Amérique latine. Elle a montré que le cadre européen pouvait permettre des avancées importantes ; qu'il n'y avait nul besoin de perte de souveraineté pour aller vers une intégration et rendre possible des coopérations ; que l'intégration sans la tutelle de Washington était possible. Elle a commencé, à des degrés divers, à déconstruire le modèle néolibéral avec ses rapports de domination ; remettant au centre le projet politique ; refondant les États ; avec des Constituantes partout ; et une politisation du peuple ; sans imiter aucun modèle. Simplement, on n'aurait pas dû parler de révolution, mais d'avancées révolutionnaires : reconquête de la souveraineté, investissements massifs pour les besoins sociaux, redistribution considérable. On ne pourra plus rien faire, en Amérique latine, sans la participation des peuples indiens. Les Lula, les Chavez, les Kirchner ont été présents sur la scène internationale ; ils ont contribué à un monde multipolaire. Après eux, on n'a plus peur de parler de socialisme et de communisme. 

Au négatif. La politique de redistribution a été insuffisante. Les processus se sont essoufflés à mesure que les mouvements sociaux eux-mêmes s'essoufflaient. On a constaté une difficulté à construire des alternatives à long terme. Des réformes de structure restent à faire. 

La gauche latino-américaine se trouve aujourd'hui à un tournant. Son bilan social n'est pas critiqué par l'opposition, mais les classes moyennes se sont détournées d'elle. Álvaro García Linera, le vice-président bolivien, dit que l'Amérique latine est dans un temps d'inflexion ; qu'après dix ans de processus extraordinaires le temps de l'autocritique est venu. Reconnaître un problème, c'est déjà en sortir. Mais la lutte des classes continue, avec le Venezuela comme cœur de cible.  

 

Daniel Amédro 

(d’après un enregistrement audio)