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Robert Charvin

 

La guerre, la paix, l'ONU

 

 

 

 

 

Rencontre de la Pensée Critique du 29 janvier 2015 :

 

Dans ce titre - La guerre, la paix, l'ONU - ce qui est véritablement problématique, dit Robert Charvin, c'est la guerre. La charte de l'ONU, malgré ses imperfections, demeure à ses yeux valable, efficace et utile. Efficace au moins au plan idéologique. Et il rappelle que dans la charte il y a l'idée que les États n'ont plus la compétence de guerre ; que c'est aux Nations Unies seules, lorsqu'elles le décident, de déclencher la force armée. Chacun sait, certes, ce qu'il en est... Le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes est toujours valable. Ce ne sont pas les souverainetés qui sont la cause de la plupart des conflits, mais les empires, quels qu'ils soient. Enfin, le principe de l'égale souveraineté des États est un principe de paix, de coexistence, de développement. Le fait qu'un État puisse être souverain n'est pas un enfermement de cet Etat sur lui-même mais sa liberté de choisir ses alliances, ses liens. Les carences de l'ONU ce sont celles des grandes puissances, qui la manipulent, qui la cassent, qui sont responsables de ce qui se passe depuis 70 ans parce qu'elles en ont les moyens. On a violé, par exemple, le principe que les États ne peuvent user de la force armée qu'en état de légitime défense, avec une invention extraordinaire : Israël et les Etats-Unis ont inventé la notion de "légitime défense préventive" ! C'est-à-dire qu'on aurait le droit de recourir à la force armée dès qu'on se sent menacé par un autre État. Autant dire que la légitime défense et l'agression ça veut dire la même chose. Les processus de décolonisation ont montré que l'ONU n'avait posé que quelques principes. Pour l'essentiel, les états colonisateurs ont résisté jusqu'au bout pour empêcher l'accession à l'indépendance de la plupart des peuples colonisés. Les violations des indépendances nationales n'ont cessé de se multiplier. Cf. l'Irak, la Libye, la Syrie, la Côte d'Ivoire. On a vu se multiplier les interventions plus ou moins violentes des grandes puissances à l'encontre des peuples qui voulaient simplement décider seuls de leurs sort.

 

 

 

 

De quoi s'agit-il ? Lors des attentats à Paris nous avons entendu aussi bien Hollande que Valls nous dire "Nous sommes en guerre contre le terrorisme !". Formule préoccupante ! Nous ne sommes pas en guerre. Si vraiment nous devions être en guerre demain, nous aurions tôt fait de nous apercevoir que cela va bien au-delà d'un attentat dans des rues de Paris. C'est un petit peu dangereux, déjà, de parler de guerre lorsqu'il n'y en a pas ; comme si, finalement, peut-être, on considérait que cette guerre est inévitable d'une manière ou d'une autre. En outre, la "guerre contre le terrorisme", c'est-à-dire contre un ennemi non défini, non déterminé, cela ne peut qu'être inquiétant. Le terrorisme est une méthode de lutte. Les résistants français ont été des terroristes pour les allemands. Les militants du FLN pour l'indépendance de l'Algérie ont été des terroristes pour les français. Et demain on peut imaginer que soient qualifiés de terroristes des actes qui n'ont pas grand chose à voir avec ceux que pratique l'islamisme radical ; cela peut donc devenir dangereux si on met en place un appareil de répression à propos de l'islam radical mais qui pourrait servir à autre chose. Le flou en matière de libertés, de démocratie, c'est toujours très inquiétant. C'est pourquoi les juristes ne sont pas toujours inutiles lorsqu'ils essaient de rappeler qu'il faut définir les choses de manière rigoureuse, de manière à ce que cela ne serve pas à toutes les causes.

 

 

 

Liberté ! Liberté ! Liberté ! L'invocation du mot liberté est facile parce qu'elle fait consensus, mais chacun met dans le mot le contenu qu'il souhaite, ce qui a fait dire à quelqu'un : la liberté a fait tous les métiers, même les pires... N'invoquer que la liberté, en la dissociant de l'égalité et de la fraternité, c'est créer les conditions pour que cette liberté serve à des choses plus ou moins malsaines et pas seulement à la promotion des droits. On l'a vu aux Etats-Unis après les attentats de New York. Les droits et libertés ont été restreints sous prétexte de lutte anti terroriste, au nom de la démocratie et de la liberté contre des "sauvages" venus d'ailleurs. Et cela alors même que ce qui faisait la faiblesse de la sécurité américaine était que la menace venait de l'intérieur, et non pas de l'extérieur. On a vu les États-Unis, de leur propre chef, sans passer par le relais d'une évaluation des Nations Unies, qualifier un certain nombre d'Etats membres des Nations-Unies d'Etats terroristes. C'est gênant. Souvenons-nous de l'Irak, "repère de terroristes", puis "tenteur d'armes de dissuasion massive", et aussi "responsable de la quatrième armée du monde". Que de bêtises ont été dites à propos de l'Irak ! Elles pourraient être dites à tout instant à propos de n'importe quel État qui dérange. D'ailleurs, on l'a vu pour la Libye. En l'espèce, l'intervention a été justifiée par la nécessité de protéger des populations civiles (à Benghazi) qui contestaient le régime en place. Le Conseil de sécurité et toutes les grandes puissances qui n'étaient pas favorables à l'intervention ont été "roulées dans la farine" à travers une proposition franco-anglo-américaine indiquant qu'il fallait interdire le survol de la Libye pour protéger cette population civile menacée par le régime de Tripoli. On ne se rendait pas compte, à l'époque, après huit mois de guerre, que cette résolution allait suffire pour détruire non seulement le régime de Kadhafi, mais le pays tout entier. Il n'y a qu'à voir, trois ans après, ce qu'il en est du chaos libyen. Oeuvre à laquelle a puissamment contribué, ajoute Robert Charvin, « notre plus grand philosophe de tous les temps », Bernard-Henri Lévy. Et de rappeler que ce dernier, le 28 janvier encore, confirmait et confortait à la télévision sa position, assurant qu'il ne fallait pas être pessimiste ; que les choses, là bas, allaient vers le mieux.

 

 

 

Quel genre de conflits ? Ainsi, on s'aperçoit que ne pas définir l'adversaire a toujours été une arme efficace pour les pouvoirs. On a vu réapparaître, ces dernières décennies, une dimension religieuse pour analyser tous les problèmes. Escroquerie intellectuelle supplémentaire par rapport à toutes celles que nous subissons déjà de la part des pouvoirs, publics comme privés. Je crois que le religieux ne s'est pas greffé sur les conflits, mais que ce sont les pouvoirs les plus déterminants qui ont plaqué sur toute une série de conflits la dimension religieuse. Il faut se rappeler comment les Etats-Unis ont conclu un certain nombre d'accords discrets, par exemple avec les Frères Musulmans, et même avec les salafistes, avec l'Arabie saoudite, avec un certain nombre d'Etats de la péninsule arabique, qui, aujourd'hui, investissent dans le monde occidental, mais - surtout - servent de pilier à une résistance contre d'autres États comme l'Iran, la Syrie. Le monde occidental a alors choisi ses amis dans un camp qui n'est pas très ragoûtant. Les choses se sont confirmées par le soutien apporté par les Etats-Unis et les occidentaux aux Talibans en Afghanistan. Dans ce pays, des conflits internes pluri séculaires ont été transformés en guerre internationale au nom des valeurs occidentales (civilisation, démocratie, droits de l'homme, et même les droits de la femme, ce qui est paradoxal puisque la femme saoudienne on s'en fiche alors que la femme afghane il faut la sauver...). L'occident, qui a oublié ce qu'était la guerre chez lui, se spécialise dans les guerres asymétriques, transformées éventuellement en spectacles (Cf. les. Ombra déments nocturnes de Bagdad). Même schéma général avec la Lybie, la Côte d'Ivoire. S'il fallait intervenir militairement chaque fois que le processus électoral fait des embardées, pourquoi ne pas imaginer une brigade chinoise pour les élections en Corse... On n'avait jamais vu encore en Afrique une intervention armée directe, celle de l'armée française qui a "fini" le régime du président Bagbo, les autorités françaises se substituant aux institutions constitutionnelles du pays pour apprécier une élection présidentielle. À ce compte là, que n'aurait-on pu faire aux Etats-Unis lorsqu'il y eut contestation de l'élection présidentielle... Peut-être que dans un certain nombre de décennies ce sera l'aviation chinoise qui interviendra dans ce pays pour régler le problème et choisir son bon candidat...

 

 

 

Le discours sur la guerre. Et puis on fait des commémorations qui sont l'occasion de falsifier l'histoire. Pour la commémoration du débarquement en Normandie, et alors même que le président russe est présent, on oublie l'URSS parmi les vainqueurs de la 2ème Guerre mondiale. Pour 14-18, très curieusement, on a célébré l'anniversaire du déclenchement de la guerre ; du déclenchement d'une boucherie. Comment expliquer ces perversions de l'histoire, ces oublis de l'essentiel ? Les grands médias ont joué exclusivement ou presque sur l'émotivité. La guerre c'est quoi ? C'est un affrontement entre des bons et des méchants. Bien sûr, nous sommes toujours du bon côté. On développe des analyses sur la folie des hommes. L'Allemagne est devenue nationale-socialiste à cause d'un fou. Et pour finir, on nous dit : ah la guerre c'est pas beau ! On a donc appris beaucoup de choses... La guerre n'est jamais traitée comme un phénomène social que l'on veut comprendre. Elle est rabattue sur les événements, les faits successifs. C'est un récit. Il n'y a pas d'analyse des causes, des modalités, des impacts. Mieux (ou pire) : il y a une certaine volonté de ne pas savoir, de ne pas faire savoir. L'analyse des causes des guerres est très minime : un attentat contre un archiduc, la volonté de pouvoir d'une puissance.

 

 

 

Le rejet du savoir. Et pourtant de nombreux auteurs ont analysé le phénomène de la guerre, à commencer par Sun Tsu. On peut aussi citer Gaston Bouthoul qui, dans les années 60, invente la polémologie, mais qui est resté sans successeur. Et plus récemment, un livre extrêmement intéressant de Alain Joxe, L'empire du chaos. L'auteur1 insiste sur cette idée que quand on fait la guerre à un pays ou à un Etat sans en maîtriser toutes les conséquences le chaos qui en résulte constitue pour les grandes puissances un résultat tout à fait satisfaisant. La situation dans laquelle on laisse la Lybie est une illustration de cette thèse. La Libye de Kadhafi était un manque à gagner dans le processus de mondialisation, c'était une perturbation, un régime non fiable pour les intérêts en jeu. Détruire ce régime et le laisser dans un état chaotique, c'est un moindre mal du point de vue de cette mondialisation.

 

La place du phénomène de la guerre à l'Université, aujourd'hui, est donc dérisoire, même en droit international. Pourquoi cette analyse du phénomène de la guerre est-elle restée un échec ? Les affrontements ont beau faire beaucoup de victimes, jusqu'à quelques millions, ils n'intéressent pas grand monde. Tout d'abord, les pouvoirs publics et privés ne veulent surtout pas que les populations sachent ce qu'il en est de la guerre. Guerre pour le pétrole ??? Pour l'uranium au Niger ??? Hop ! Hop ! Hop ! Faisons diversion ! La guerre doit fabriquer de l'union sacrée ! C'est, par exemple, Napoléon III - fin tacticien (à faut d'être un grand stratège) - essayant de gérer le développement de ses oppositions républicaines internes en épousant la cause de l'unité italienne. Parlons du "boche", du russe, du rouge, des arabes, des islamistes... L'ennemi terroriste, que voilà un bel et bon ennemi, anonyme, formidable bouc émissaire, cause de tous les malheurs de la société. Car comment peut vivre une société sans ennemi ? Souvenons-nous du moment de panique qui a saisi les puissants, en 1991, lors de la chute du sytème socialiste... Il faut un ennemi, sans quoi tous les autres problèmes ressurgissent...

 

Ces guerres sont aussi l'occasion de raconter des histoires qui arrangent, même après leur fin. Par exemple, il ne faut pas dire : Strasbourg a été libérée en 1918 par les "malgré nous", ces alsaciens-mosellans enrôlés de force dans l'armée allemande qui, à la fin de la guerre, s'étaient révoltés contre elle, mais il faut dire : Strasbourg a été libérée par l'armée régulière française. Par exemple encore, il en a fallu des décennies pour savoir la vérité sur la torture pendant la guerre d'Algérie. Pour les USA, qui racontera un jour que pendant la 2ème Guerre mondiale ils se sont acoquinés avec la mafia dans le sud de l'Italie contre les communistes italiens ?

 

 

 

Remonter aux causes. Les vrais questions à se poser, ce sont les causes, les vraies. Tout d'abord, il faut mentionner la volonté de récupération des richesses des autres ; le pétrole des autres ; l'uranium des autres ; le cuivre ; l'aluminium... Qu'en serait-il de la croissance s'il n'y avait pas cette récupération ? Les causes ce sont, par ailleurs, -voir la prolifération mondiale des bases de l'OTAN, et notamment à proximité de la Russie et de la Chine, -les intérêts stratégiques des grandes puissances, leurs positions stratégiques, pour impressionner. Il s'agit enfin, dans notre monde globalisé, de pouvoir toujours sauter par dessus les frontières. Plus facile d'exercer une domination économique, sociale, et financière si on saute par dessus les États, si on les gomme. Quant à ceux qui résistent, ce sont des manques à gagner, et il faut les détruire, quitte à semer le chaos, comme cela a été le cas pour la Libye, et partiellement pour l'Irak et la Syrie.

 

 

 

Illusion et réalité à propos de la guerre. L'histoire du discours sur la guerre c'est aussi celle de cette idée que le progrès technique est susceptible de conduire à la fin de la guerre. Idée pluri millénaire qui perdure jusqu'à aujourd'hui avec l'arme nucléaire. Mais idée toujours démentie dans les faits par la persistance de la guerre. Des guerres dont les formes varient, mais qui sont toujours là. À cet égard, la forme de guerre qui semble se développer aujourd'hui est celle de l'instrumentalisation des (inévitables) conflits et crises internes aux sociétés et de leur développement en conflit international. Des guerres propres, évidemment, c'est-à-dire ne faisant des morts que chez l'adversaire. Et Robert Charvin nous invite à nous interroger sur ce fait qu'aujourd'hui il n'y a plus qu'une seule cause qui conduise les gens à accepter la mort, c'est l'islamisme. Difficile de ne pas relier cela au fait que des gens se heurtent à des murs de toutes natures : économiques, sociaux, culturels. Supprimons le chômage, lance-t-il, et il n'y aura plus beaucoup de candidats au djihâd. Mais telle n'est pas du tout la perspective, on le sait bien.

 

 

 

Et demain ? On commence à concevoir que demain, peut-être, il va encore y avoir des guerres. Tout d'abord, il y a l'épuisement des ressources de matières premières. Les grands vont essayer d'empêcher les autres de s'emparer de ce qui reste dans cette situation de pénurie. Par ailleurs, depuis 1991, il y a le rêve - typiquement américain - de dominer la planète, contrarié par le surgissement de puissances émergentes. Enfin, il y a le retour de la Russie. En Afrique, USA, Chine et Russie commencent à être en compétition. L'Europe , qui joue les matadors, a, quant à elle, très peu d'autonomie internationale. Donc l'histoire va continuer, avec - sans doute - ses périodes de paix et de violence. Et nous aurons besoin, demain comme hier, de grilles de lecture. Celle de Robert Charvin, qui assimile largement la réflexion sur la violence à une réflexion sur les grandes puissances, sera très précieuse. Notre conférencier mentionne aussi celle de Régis Debray, qui distingue guerres défensives, qu'on ne choisit pas, et guerres offensives, qu'on choisit. Et il termine sur cette réflexion de Marx : nous sommes peut-être encore dans la préhistoire de l'humanité, qui n'a pas encore atteint un stade d'humanisme lui permettant d'échapper à la violence. Les massues ont certes cédé la place aux armes nucléaires, mais l'usage qu'on en fait est à peu près identique. Nous sommes peut-être encore au néolithique, et - peut-être - c'est une des missions de l'éducation à la citoyenneté que de pointer que nous sommes au néolithique.

 

 

 

Daniel Amédro

 

(d'après un enregistrement audio)

 

1Sociologue, chercheur en géopolitique, directeur d'études à l'EHESS, frère de Pierre Joxe.