Michel Rainelli
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Le TAFTA
Enjeux économiques, sociaux et culturels
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Rencontre de la Pensée Critique du 21 mai 2015
Michel RAINELLI indique tout d’abord que la négociation « TAFTA » (TransAtlantic Free Trade Area) est également connue sous le sigle « TTIP » (Transatlantic Trade and Investment Partnership), et qu'il préfère cette seconde expression, qui met l'accent sur l'investissement, à celle de TAFTA, qui est centrée sur la seule notion de libre échange.
Prenons au sérieux ce que disent les économistes, lance-t-il ensuite. Et il annonce qu'il va essayer de montrer que certaines affirmations ou données avancées par les tenants du TAFTA reposent sur des hypothèses qui peuvent être considérées comme extravagantes.
Quelques éléments de contexte historique. Depuis 1947, un ensemble de négociations pour libéraliser le commerce international ont eu lieu. Il y a d'abord eu le GATT, puis, à partir de 1995, l’OMC, qui a pris la suite de la première organisation. Et en 2001/2002 commence un nouveau cycle de négociations pour la libéralisation du commerce international : le programme de Doha pour le développement, qui devait se terminer en 2005. Dix ans après, il est toujours en cours, et, vraisemblablement, il n'aboutira jamais. Pourquoi ce blocage ? Parce que les presque 160 pays qui négocient sont très différents. En simplifiant beaucoup, on peut dire que c’est surtout l'Inde qui bloque, à propos du dossier agricole. Elle ne veut pas céder aux exigences des EU. Compte tenu de ce blocage des négociations multilatérales, -et comme les grands blocs sont bien décidés de continuer dans la voie de la libéralisation du commerce international, puisqu'elle est, selon eux, source de croissance économique, -il a été décidé de passer à des accords bilatéraux. C'est ainsi que les EU ont, aujourd'hui, vingt accords de libre échange acquis, et plusieurs grandes négociations en cours, dont le partenariat transpacifique (avec onze nations) et le TAFTA. Les européens, de leur côté, ont une cinquantaine d'accords acquis ou en négociation. À noter que, dans le monde, onze pays ont des accords bilatéraux de libre échange à la fois avec les EU et l'Union européenne. Tous ces accords vont beaucoup plus loin que la libéralisation qui s'était instaurée dans le cadre de l'OMC parce qu'ils couvrent des domaines que ne couvraient pas l'OMC : l'investissement, la santé. Raison pour laquelle on les qualifie parfois, ces accords, d’OMC+. Il y a donc changement de nature.
C'est en juillet 2013 qu'officiellement les négociations pour le TAFTA commencent. Il est alors de bon ton de faire remarquer que ces négociations, dans la mesure où elles concernent 30% du commerce mondial et 47% de la production mondiale, devraient faire office d'«étalon-or des accords de libre échange », expression derrière laquelle il y a l’idée que l'accord pourrait avoir un effet de contagion au reste du monde, ce qui est un point, ajoute Michel Rainelli, sur lequel on peut être pour le moins réservé.
Saut de page
1. LES DONNÉES ÉCONOMIQUES
Pour vendre le TAFTA aux gouvernements et aux opinions publiques, la commission européenne a fait réaliser une étude "indépendante" qui mettrait en évidence des gains considérables. Il faut d’abord essayer de comprendre comment on arrive à ces gains, et surtout voir les limites du travail réalisé.
Des modèles représentant le fonctionnement détaillé d’une économie et ses relations avec le reste du monde essayent de voir l'impact de l'abaissement des barrières s'opposant au libre échange. Celui-ci serait de +119 milliards d'euros de PIB par an au niveau européen, et +95 milliards pour les EU. Ramenés à un ménage de quatre personnes, ces gains représenteraient un revenu annuel disponible supplémentaire de 545 euros. On a envie de dire : c’est formidable, il faut y aller !
Mais Michel Rainelli préfère poser la question : comment fait-on pour arriver à ce résultat ? Et d’abord, quelles sont, actuellement, les barrières aux échanges entre les EU et l'Europe ? Pas les droits de douane car pour les importations européennes, ils sont en moyenne de 2,2%, et de 3,3% pour les exportations. Pour quelques produits il y a des pics, mais les moyennes sont celles-là. Cela signifie que si on supprimait les droits de douanes des deux côtés, le gain qu'on obtiendrait serait minime. Cela changerait la donne pour quelques secteurs, mais globalement les conditions des échanges resteraient inchangées. La suppression des droits de douane n'est pas un enjeu global.
L'élément central des négociations en cours est donc ailleurs ; il est du côté des barrières non tarifaires : réglementations nationales relatives aux normes techniques (standards), aux normes sanitaires, aux appellations d'origine, à la protection des industries culturelles, etc., etc. Ramenées à un équivalent de droits de douane, ces BNT s'élèveraient globalement, et au minimum, à 32%. Là se situe donc le problème, et c'est là-dessus que portent les négociations. Mais comment fait-on pour calculer l'impact financier de la levée de ce type de barrière aux échanges ? C'est là qu'on entre, dit M. Rainelli, dans des hypothèses particulièrement douteuses. On considère, tout d’abord, que seulement la moitié des barrières est négociable. On pose ensuite que si le TAFTA aboutit il y aura, au-delà des effets EU-Europe, un effet de contagion, un effet de "troisième tour", en quelque sorte, lié au fait que le reste du monde se rallierait aux nouvelles règles. Mais rien ne permet de considérer que cette hypothèse peut être retenue. Par exemple, la part de 30% du commerce mondial est en train de diminuer, et cela va continuer. Ensuite, s'il est encore possible de se mettre d'accord entre pays de même niveau avec des contextes relativement identiques, il n'en va pas de même quand on se situe à l'échelle de l'ensemble des pays. On retrouve alors les contraintes et les difficultés rencontrées dans le cadre de l'OMC. Pourquoi le Brésil, la Chine, l'Inde se précipiteraient-ils pour adopter les nouvelles normes ? L'effet de contagion ne peut donc pas être défendu d’un point de vue rigoureux. Il relève largement des vœux pieux.
Michel Rainelli attire ensuite l'attention de ses auditeurs sur une dimension souvent négligée de la négociation TAFTA, à savoir la question de l'investissement international. On est là, clairement, en dehors du champ de l'OMC. On est en train de revivre, à cet égard, une tentative de la deuxième moitié des années 90, avec l'accord multilatéral latéral sur l'investissement, qui avait été lancé au sein des pays de l'OCDE, et qui avait été bloqué en 1998 par le gouvernement français. Cet aspect charrie l’idée qu'il doit exister un mécanisme spécifique pour régler les différends entre les investisseurs des différents pays.
2. LA NATURE DES BARRIÈRES NON TARIFAIRES (BNT)
Les « directives de négociation » de 2013, rendues publiques en octobre 2014 par le Conseil de l'Union européenne, donnent la liste des BNT faisant l'objet des négociations :
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Les mesures sanitaires et phytosanitaires,
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Les réglementations techniques, normes et procédures d'évaluation de la conformité,
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La cohérence réglementaire (comment faire évoluer les réglementations dans le futur ? Et selon quelle démarche ?),
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Des dispositions sectorielles (automobile, produits chimiques, pharmaceutiques, TIC, services financiers)
Le problème de fond est donc celui des barrières non tarifaires, c'est-à-dire des oppositions de valeurs. Un cas l'illustre bien, c'est le célèbre différend entre les Etats-Unis et l'Union européenne à propos du bœuf aux hormones (injection aux animaux d'hormones de croissance permettant d'avancer la maturité de deux mois et de gagner une centaine de kilos de viande). Au niveau européen, sous la pression des associations de consommateurs, l'utilisation de ces hormones de croissance a fini par être interdite au nom du principe de précaution compte tenu de la suspicion de cancer du sein consécutive à la consommation de la viande traitée aux hormones. Les risques sanitaires, bien que très difficiles à estimer précisément, ont été considérés suffisamment importants pour ne pas y exposer la population. Aux Etats-Unis, au contraire, la démarche est probabiliste. Elle consiste, dans l'exemple qui nous occupe, à calculer, à partir d'études scientifiques, le pourcentage de risque encouru par une personne consommant du bœuf aux hormones. L'opposition des démarches, au sein de l'OMC, emportait des enjeux élevés car la négociation ne pouvait pas consister à établir un compromis, qui aurait forcément été boiteux, mais seulement à faire un choix entre l'une des deux approches en présence. En l'espèce, l'UE n'a pas réussi à imposer la sienne à l'OMC parce qu'elle n'a pas été en mesure, à l'époque, de produire des probabilités fondées sur des études scientifiques. Celles-ci furent réalisées par la suite, et elles confirmèrent les risques, mais il était trop tard.
Autres exemples de BNT : l'interdiction de l’exploitation des gaz de schiste, l'accès aux marchés publics, les dispositions du droit du travail.
On est donc en présence de négociations ouvertes pour des domaines extrêmement larges, dont les effets quantitatifs sont certes très surestimés, mais dont les effets de contagion ne sont pas du tout négligeables, surtout eu égard à la pression constante et insistante exercée, par les américains en particulier, pour l'égalisation des conditions de la concurrence.
3. LE RÈGLEMENT DES DIFFÉRENDS ENTRE LES INVESTISSEURS ET L'ETAT
Cette volonté de libéraliser les flux d'investissement internationaux a des conséquences, notamment en ce qui concerne le règlement des différends, et les américains en font un point fort de la négociation. On trouve ainsi ce passage dans le texte européen qui définit le cadre des négociations :
« L'accord devrait viser à créer un mécanisme efficace et moderne de règlement des différends entre les investisseurs et l'Etat qui garantisse la transparence, l'indépendance des arbitres et la prévisibilité de l'accord, y compris par la possibilité de lier les parties pour ce qui est de leur interprétation de l'accord. Le règlement des différends entre États devrait être inclus dans ce mécanisme, mais il ne devrait pas porter atteinte au droit des investisseurs de recourir à des mécanismes de règlement des différends entre les investisseurs et l'Etat. L'accord devrait offrir aux investisseurs une palette de structures d'arbitrage aussi large que celle qui existe dans le cadre des traités bilatéraux d'investissement entre les États membres. Le mécanisme de règlement des différends entre les investisseurs et l'Etat devrait contenir des mesures de sauvegarde contre les réclamations manifestement injustifiées ou abusives. Il conviendra d'envisager la création d'un mécanisme d'appel applicable au règlement des différends entre les investisseurs et l'Etat au titre de l'accord, et d'étudier la relation qu'il convient d'établir entre le RDIE et les voies de recours internes ».
C'est donc un mécanisme de tribunal arbitral qui est envisagé ici, avec cette particularité que des firmes peuvent attaquer des États, alors qu'au niveau de l'OMC les conflits, par définition, ne peuvent mettre en présence que des États. Et surtout, il est question d'arbitrage privé. Ce mécanisme existe déjà au sein de l'ALENA, Accord de libre échange de l'Amérique du Nord de 1992 (Canada, EU, Mexique), de sorte qu'on dispose de données sur le règlement des différends. Le Canada, qui a été poursuivi 35 fois entre 1995 et 2015, a perdu 6 fois et a dû verser 170 millions de dollars (hors rémunération des avocats...). Le Mexique, qui a perdu 5 causes, en a été pour 204 millions de dollars. Les USA, quant à eux, n'ont perdu aucune cause...
5. LES NÉGOCIATIONS ET LA RATIFICATION DU TAFTA
Pour l'instant, neuf cycles de réunions ont eu lieu, le dernier vers la mi-avril, qui ont tous fait l'objet, côté européen, d’un compte rendu. Mais la lecture de ces documents (en avril, 6 pages pour résumer 4 jours de négociation), rédigés en anglais, n'apporte pas d'information particulière, si ce n'est la liste des sujets abordés, les propositions échangées... Aucun point de butée n'a été fixé aux négociations.
Le problème est l'opacité du processus. On a bien le mandat officiel de négociation (qui date de juin 2013, mais qui n'a été publié qu'en octobre 2014 pour répondre aux mobilisations diverses des opinions publiques), mais, pour autant, on ne sait pas sur quoi portent les discussions. Et quand bien même on le saurait, il faudrait réunir, dans un très grand nombre de domaines, des compétences techniques de très haut niveau pour être capable d'apprécier ce qui est en cause. Globalement, c'est donc le secret qui domine. Les quelques brochures d'information de la Commission européenne qui existent relèvent de la pure propagande, et on ne sait pas si les choses avancent ou non car il n'y a pas, comme à l'OMC, des conférences ministérielles bisannuelles qui apportent leurs lots d'informations.
Que va-t-il se passer en termes d'éventuelle ratification ? Si les négociations aboutissent, le texte final devra être approuvé par le Conseil européen et par le Parlement européen. Les Parlements nationaux seront-ils consultés ? Cela dépendra de la nature précise de l'accord auquel on aboutira : non s'il ne comporte que des dispositions relatives au commerce, mais oui s'il va au-delà. En tout état de cause, si l'accord aboutit et vient à s'appliquer, les Parlements nationaux auront à accomplir un très important travail pour adapter les lois et règlements au TAFTA. Aux Etats-Unis, le Congrès devra voter d'abord une délégation donnée au Président des Etats-Unis pour négocier et voter ensuite le fast track qui aura pour effet de réduire son vote sur le TAFTA à un simple oui/non, sans possibilité d'amendement. À noter qu'il y a une semaine, pour le traité transpacifique, B. Obama n'a pas obtenu le fast track... Les réticences ne sont donc pas le seul fait de l'Europe...
M. Rainelli conclut avec cette question : pourquoi les gouvernements veulent-ils donc à toute force se lancer dans le libre échange alors que les études économiques montrent qu'il n'est pas possible d'affirmer que la libéralisation du commerce international intervenue depuis la Libération a eu un impact sur la croissance ? Rigoureusement parlant, la réponse est indéterminée. Difficile de soutenir que le libre échange est la meilleure politique possible. Alors pourquoi ?...
Daniel Amédro
(d’après un enregistrement audio et la présentation visuelle de M. Rainelli)