Sarah Barnaud Meyer
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Marx et l’écologie politique
Rencontre de la Pensée Critique du 29 novembre 2015 :
Sarah Barnaud Meyer commence avec ce constat de Marx en 1859 : "l'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre car à y regarder de plus près il se trouvera toujours que le problème lui même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de le devenir". Or, précisément, quand il est question de l'écologie et de la crise écologique, on ne peut qu'être frappé, à quelques jours de la COP21, par le sentiment qu'on a affaire à des conditions d'impossibilité face à cette crise, face à ce problème. Est-ce à dire que, à l'heure même où les hommes font la nature, où ils sont capables d'intervenir en termes de biotechnologies, de bio-ingénierie, et avec une telle ampleur qu'on parle aujourd'hui d'anthropocène, ils ne soient plus capables de faire l'histoire et de résoudre ce problème qui se pose à eux ?
Nous vivons aujourd'hui deux crises : l'une économique et sociale, l'autre écologique. S'agit-il de deux événements simultanés ou de deux phénomènes qui expriment la même chose ? Dans un premier temps, il faut déjà remarquer, à propos de la "crise du climat", que ce n'est pas tant d'une crise du climat dont il est question que d’une mise en cause du mode de production, de développement et d'échanges qui génère le dérèglement climatique. Et c'est là, déjà, la thèse centrale de Marx, même s'il ne s'est pas posé la question de l'écologie comme nous le faisons aujourd'hui. Dans l'héritage de Marx, un terme à été forgé pour désigner une position qui permette l'alliance entre l'écologie et le socialisme, c'est l'écosocialisme tel que le définit Michael Löwy : "un socialisme non écologique est une impasse, et une écologie non socialiste est incapable de confronter les enjeux actuels". Mais, passé cette position de principe, reste à remarquer que cela ne va pas de soi en réalité. D'abord, on peut relever des incompatibilités conjoncturelles, par exemple si on considère ce constat fait par Fabrice Flipo : "on peut fabriquer du solaire par amour de la planète tout en traitant le salarié de manière indécente. On peut aussi donner une place importante au salarié dans la décision sans avoir le moindre souci de la planète". Autrement dit, les deux exigences, celle qui serait du côté du socialisme, et celle qui serait du côté de l'écologie, ne se rencontrent pas toujours. Cette éventualité on la retrouve aussi, en tout cas la question se pose, en termes structurels. Si, par exemple, on s'attache au bilan environnemental du socialisme dit réel, si on considère Tchernobyl, par exemple, on voit bien que le socialisme n'a pas un bilan expérimental qui permet de penser que l'écologie était prise en compte. On peut se rappeler, par exemple, du discours que Lénine prononçait au 8è congrès des Soviets, en 1919, où on trouve cette formule : "Le communisme c'est les soviets plus l'électricité ". Plus de cinquante ans après, Claude-Marie Vadraud reprend cette formule : "Le socialisme c'est peut-être les soviets plus l'énergie solaire".
Cette incompatibilité n'est pas seulement historique, elle est aussi, peut-être, décelable déjà dans l'œuvre de Marx. On peut, par exemple, s'appuyer sur une lecture productiviste de l'œuvre de Marx. Il y aurait chez lui un productivisme et un humanisme prométhéens qui auraient fait obstacle à la prise en compte de l'écologie. Soit cette question : Marx est-il muet devant la rencontre de l'espèce avec les limites de la biosphère ? Y a-t-il là un impensé, un point aveugle, dans la doctrine de Marx ?
On peut considérer qu'il y a une réponse double à apporter à cette difficulté. D'abord une réponse qui met en avant une alliance nécessaire entre le rouge et le vert, qui ne se réduise pas, évidemment, à des combinaisons électorales seulement destinées à gérer le capitalisme, mais qui soit une alliance théorique. Ensuite, on peut considérer qu'il faut relire Marx sous le prisme de l'attention à l'écologie à partir de l'idée qu'il est incontournable, aujourd'hui, de prendre en compte les limites naturelles, contraintes avec lesquelles il faut composer aussi bien pour penser le devenir de notre espèce que pour penser son émancipation, c'est-à-dire les conditions d'une transformation de la société. Mais cette alliance, théorique et/ou pratique, pose quand même la question suivante : qui indexe qui ou quoi ? Et comment ? Est-il possible d'indexer l'écologie dans Marx ? Celui-ci peut-il être considéré comme un écologiste avant l'heure ? John Bellamy Foster défend cette thèse-là. Inversement, on peut considérer que l'écologie est un point aveugle dans l'œuvre de Marx et que donc il faudrait indexer Marx dans l'écologie. Ce serait alors le vert qui serait l'avenir du rouge plutôt que l'inverse.
1. LE POINT SUR L'ÉCOLOGIE
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Naissance d'un concept
Sarah Barnaud Meyer s'attache d'abord à clarifier les fondements (éthiques puis politiques) qui permettent de penser l'écologie, le rapport à la nature. Le concept d'écologie est né non pas comme un concept politique normatif mais comme un concept scientifique forgé sur la base des mots grecs oikos (qui fait référence à la maison, à l'habitat) et logos (science). En quelque sorte, l'écologie serait une science de l'habitat ou - de manière un peu philosophante - de l'habiter. Le terme apparaît sous la plume de Ernst Haeckel en 1866, dans sa morphologie générale des organismes, où il définit l'écologie : "science des relations des organismes avec le monde environnant", c'est-à-dire , dans un sens large, la science des conditions d'existence. Retenons que l'écologie introduit une triangulation entre 1) les individus membres d'une espèce, 2) l'espèce et 3) l'environnement.
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Fondements de l'écologie prescriptive : questions de référentiel
Comment, -à partir de ce point de départ descriptif, -a pu se développer une écologie prescriptive, normative ? La question clé, ici, est celle des référentiels. On peut d'abord identifier l'homme comme référence principale dans le souci de la nature. Il s'agit alors moins de respecter la nature, de la protéger et de la considérer pour elle-même que de respecter l'être humain né et à naitre, ses besoins, sa dignité. Cette éthique anthropocentrée, qui fait de l'homme la référence, peut se décliner de diverses manières en fonction du poids et du rôle accordés à la dimension de l'utilité et/ou à celle de la dignité de l'homme. La difficulté de ce référentiel tient au fait qu'il ne pense pas la nature comme habitat partagé. Le référentiel étant l'être humain, la cohabitation avec les autres espèces n'est pas nécessairement pensée. La valeur accordée aux espèces peut être fonction de leur utilité pour l'homme ou de la capacité de l'homme à leur reconnaître une valeur intrinsèque.
À l'autre pôle, le référentiel c'est la nature elle-même. L'éthique doit être biocentrée. Et, là aussi, on trouve une gradation entre 1) l'utilitarisme (qui considère que les autres êtres participent au calcul optimal du plaisir, c'est-à-dire qu'on doit tenir compte des êtres sensibles, en particulier de leur capacité à souffrir, et donc établir une considération éthique de l'animal), 2) les théories qui prônent que l'animal mérite de se voir accorder une valeur en soi et, enfin, 3) celles qui considèrent que les animaux, les autres êtres vivants, ont aussi des droits. L'écueil de cette écologie biocentrée est sans doute de prendre le risque d'un antihumanisme ou du moins de considérer - et Sarah Barnaud Meyer utilise là une formule qui, elle l'admet, pourra paraître polémique - que les virus ont autant le droit à l'existence que l'être humain.
Le troisième référentiel possible semble le plus pertinent car il tient compte de l'ensemble des interactions qui prévalent au sein de la nature - entre la nature, l'homme et les autres espèces : il désigne une éthique écocentrée, un rapport qui, dans ce cas, se formule à partir de la notion d'écosystème et met l'accent, par définition, sur l'ensemble dynamique, l'interaction, le caractère systémique.
2. QUEL SOUCI DE LA NATURE CHEZ MARX ?
Après ce bref tour d'horizon, Sarah Barnaud Meyer se demande quel souci de la nature on va trouver chez Marx. On voit bien que, spontanément, avant même d'entrer dans la discussion des œuvres de Marx, on aurait tendance à le situer du côté d'une éthique et d'une écologie anthropocentrées, c'est-à-dire qui s'attachent d'abord à la reconnaissance de l'être humain, de ses besoins, de sa dignité. La réception des œuvres de Marx par les écologistes les a conduits à le situer au mieux de ce côté-là, et au pire à côté ou complètement en dehors de ces questions. Qu'en est-il ?
Plutôt que de se demander si Marx était écologiste, écologiste avant l'heure, protoécologiste, ou s'il avait anticipé sur les questions qui se posent aujourd'hui - interrogations savantes au fond, à mille lieux des problèmes d'accès à l'eau potable ou de déforestation - Sarah Barnaud Meyer préfère retenir ces deux questions : 1) l'analyse de Marx est-elle opérante pour appréhender la crise écologique que nous traversons ? Et 2) cette analyse est-elle opératoire pour en sortir ?
2.1. Quelle pensée de la nature dans l'œuvre de Marx ?
2.1.1. Un humanisme naturaliste :
Il faut commencer par considérer la pensée de la nature que l'on trouve dans l'œuvre de Marx. Sa position se caractérise par un humanisme naturaliste. Par exemple, dans les Manuscrits de 1844, Marx caractérise ainsi la nature : "La nature est le corps non-organique de l'homme". Certes, les écologistes diraient que la nature est aussi le corps non-organique de l'aigle royal ou de ...la grenouille, et qu'il y a là, déjà, chez Marx, une focalisation sur l'homme. Pour autant, ce qu'il y a d'intéressant et de particulièrement riche dans la démarche de Marx c'est qu'il refuse, dès sa prime jeunesse, le face à face entre l'homme et la nature, face à face qui revient à faire comme s'il y avait d'un côté l'homme et, de l'autre, la nature. Cette définition de la nature comme corps non-organique de l'homme prétend précisément dépasser ce que nous concevons habituellement sous la forme d'un dualisme. Cela signifie que Marx, même s'il ne se pose pas la question écologique comme nous nous la posons aujourd'hui, sort d'emblée d'un référentiel qui est strictement anthropocentré en ne comprenant l'homme qu'au sein de la nature. L'humanisme est lui-même fondé par un naturalisme. C'est ainsi qu'on trouve sous la plume de Marx ce type de déclaration : "Dire que la vie physique et intellectuelle de l'homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même car l'homme est une partie de la nature". Autrement dit, la question de l'écologie ne peut pas se poser en des termes strictement humains comme si ces termes étaient extérieurs à la nature. L'homme étant une partie de la nature, celle-ci, au fond, est liée avec elle-même. Cet humanisme naturaliste conduit Marx à envisager la liberté non pas comme l'autre de la nature mais comme le produit d'une interaction de l'homme avec la nature.
Le plus souvent, dans l'histoire de la philosophie, le rapport de l'homme et de la nature est posé d'une manière idéaliste, c'est-à-dire d'une façon qui accorde le primat à l'esprit et aux idées. Le problème est le suivant : plus on dit que l'homme appartient à la nature, en est une partie, moins, semble-t-il, on pense la liberté, la responsabilité, le libre arbitre. Au contraire, plus on pense le libre arbitre, plus on pense tout ce qui caractérise l'humanité, plus on est tenté par une référence à quelque surnature, à un libre arbitre d'ordre métaphysique. D'emblée, Marx refuse cette alternative et il montre que l'homme, dans ses interactions avec la nature, produit de la liberté. La liberté n'est pas un état métaphysique, c'est un processus qui s'intègre, précisément, dans le rapport avec la nature. Humanisme naturaliste donc. Du même coup, pour Marx, le communisme est un naturalisme achevé. On en trouve cette définition dans les écrits de jeunesse : "L'achèvement de l'unité essentielle de l'homme avec la nature, la vraie résurrection de la nature, le naturalisme accompli de l'homme et l'humanisme accompli de la nature". Bien plus tard, dans sa Dialectique de la nature, Engels fera remarquer : "Les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu'un qui est en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein, et que toute notre domination sur elle réside dans l'avantage que nous avons sur l'ensemble des autres créatures de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement". La liberté n'est donc pas un attribut métaphysique. C'est dans la connaissance et les échanges avec la nature qu'elle se conquière. D'une manière générale, le point de vue de Marx et Engels part de la nature et ne le quitte pas. Voici, par exemple, ce qu'on trouve sous leur plume, dans l'Idéologie allemande, lorsqu'il s'agit de définir le propre de l'homme : "on peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion ou par tout ce que l'on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu'ils se mettent à produire leurs moyens d'existence". Cela signifie que la nature n'est pas l'autre du social ou de l'histoire ; dans la transformation de la nature se joue l'humanité elle-même. Apparaît aussi, au travers de cette analyse, la notion de métabolisme, c'est-à-dire le procès de travail comme procès d'échange organique entre l'homme et la nature. L'humanité n'est donc pas pensée à côté de la nature, ou après elle ; elle se caractérise, justement, dans ce procès d'échange organique. Réciproquement, la nature n'est jamais appréhendée en dehors du socio-historique. Cela signifie que le rapport que les hommes entretiennent avec la nature est lui-même dépendant des échanges matériels que les hommes entretiennent avec cette nature. Ainsi, par exemple, la question de l'unité de l'homme et de la nature est déjà réglée pour Marx alors même qu'elle fait problème, à la même époque, pour des auteurs comme Feuerbach. C'est ainsi que Marx écrit : "La fameuse unité de l'homme et de la nature a existé de tous temps dans l'industrie, sur un mode différent à chaque époque, selon que l'industrie était plus ou moins développée". A priori, cette affirmation peut nous paraître un peu étrange aujourd'hui, parce que - précisément - nous associons l'industrie et la technique à l'autre de la nature, mais c'est que nous ne sommes pas sortis de ce face à face, de ce dualisme. Tout cela ne conduit pas Marx à faire un éloge immodéré de l'industrie et de la technique sans considération pour les effets pervers du développement technique et industriel. On trouve dans son œuvre, sinon des traités, du moins une attention récurrente à des questions qui, notamment, intéressent le développement de l'agriculture.
2.1.2. La figure du métabolisme social dans l'approche de l'agriculture
Comment Marx met-il en œuvre cette idée de métabolisme social quand il s'intéresse à l'agriculture ? À son époque (années 1840-1860), se développent les travaux de chimie agricole de Liebig, qui mettent en avant la logique de vampirisation de la richesse des sols en raison de l'exode rural et du fait que l'on transporte dans les villes la nourriture produite dans les campagnes. Liebig pointe le fait que quand production et consommation s'effectuaient en milieu rural la terre retrouvait ce qu'elle avait donné par le biais des déjections, des corps, etc, alors que tout cela, en milieu urbain, devient tout simplement du déchet. Autrement dit, on prend les richesses du sol dans l'agriculture et on fabrique des déchets en ville. Ce constat conduit Liebig à considérer non seulement que l'agriculture industrielle est devenue irrationnelle, mais que cela produit aussi une logique guerrière, une logique "impérialiste" puisque, par exemple, la Grande-Bretagne, et l'Amérique après elle, vont importer des quantités incroyables de guano pour fertiliser les sols, précisément parce qu'ils ont été appauvris dans les conditions décrites par Liebig. Marx s'intéresse de près à cette analyse, à telle enseigne qu'il fait le constat suivant dans Le Capital : "L'agriculture capitaliste crée des conditions qui provoquent une rupture irrémédiable dans l'équilibre complet du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie". Autrement dit, la manière dont on cultive le sol dans une agriculture industrielle, et sur la base de l'industrialisation, introduit une rupture irrémédiable, et, au bout du compte, c'est une logique de pillage que Marx va pointer du doigt dès son époque. Il fait remarquer, -c'est une de ses idées centrales, -que le capitalisme, globalement, produit une séparation des producteurs d’avec leurs moyens de travail. On peut dire que du point de vue de l'agriculture cette séparation, commencée avec le mouvement des enclosures autour du XVè siècle, n'a cessé de se produire jusqu'à notre époque où les petits paysans sont expropriés, où se pratique la bio-piraterie. Or, Marx, qui est contemporain de l'industrialisation, relève ceci : "La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent dans le même sens. Si, à l'origine, elles se distinguent parce que la première ravage et ruine davantage la force de travail, donc la force naturelle de l'homme, l'autre, plus directement, la force naturelle de la terre, elles finissent, en se développant, par se donner la main, le système industriel à la campagne finissant ainsi par débiliter les ouvriers, et l'industrie et le commerce, de leur côté, fournissant à l'agriculture des moyens d'épuiser la terre". En apparence, on a affaire à deux ravages différents : d'un côté le travail, de l'autre la terre ; mais relevons d'abord que pour Marx le travail et la terre sont considérés comme deux forces naturelles ; notons ensuite que ces deux ravages interagissent entre eux. Qu'est-ce que cela donne aujourd'hui ? La malbouffe en ville et les biotechnologies dans l'agriculture intensive. Marx, certes, ne s'est pas posé ces questions, qui sont des questions foncièrement actuelles, mais il a mis en avant des tendances dont nous voyons le plein épanouissement aujourd'hui. A contrario de cette rupture irrémédiable, Marx envisage une forme de régulation qui passe par la restauration systématique, le souci d'un équilibre dans l'échange avec la nature, pour penser la pérennité des conditions naturelles de la production. Il fait des remarques qui, pour un lecteur du XXIè siècle, sont extrêmement actuelles : "Du point de vue d'une organisation économique supérieure de la société, le droit de propriété de certains individus sur des parties du globe paraîtra aussi absurde que le droit de propriété d'un individu sur son prochain. Une société entière, une nation, et même toutes les sociétés contemporaines réunies ne sont pas propriétaires de la terre. Elles n'en sont que les possesseurs. Elles n'en ont que la jouissance et doivent la léguer aux générations futures après l'avoir améliorée en «boni patres familias»". Cette idée qu'on ne soit pas propriétaire de la terre, mais seulement possesseur, et qui fait aujourd'hui partie du vocabulaire courant, est déjà présente chez Marx, peut-être moins, d'ailleurs, parce qu'il s'intéresse à la nature et au souci de la nature, qu'en raison du caractère absurde de l'appropriation d'une partie du globe. S'agit-il là d'intuitions protoécologistes ? Les passages du Manifeste tendant à faire disparaître la séparation entre la ville et la campagne sont-ils anecdotiques et marginaux ou constituent-ils un vrai point de départ pour une réflexion écosocialiste ?
2.1.3. La critique du productivisme capitaliste
Sans doute faut-il commencer par la critique centrale de Marx dans laquelle s'inscrit la critique d'une agriculture industrielle, intensive. C'est-à-dire que le point central chez Marx ce n'est pas le souci de la nature, c'est la critique du productivisme capitaliste. Et c'est en son sein seulement qu'on peut comprendre comment la nature est traitée ...ou maltraitée, plus précisément. Le productivisme, pour le définir de la manière la plus simple, c'est de produire pour produire. Dans la logique du capitalisme, il s'agit aussi d'accumuler pour accumuler. Cette rationalité du capital a quelque chose d'insoutenable, et Marx compare cette accumulation pour elle-même à “un agent fanatique de l'accumulation qui force les hommes, sans merci ni trêve, à produire pour produire”. Le principe même du productivisme capitaliste c'est de produire de la valeur d'échange plutôt que de la valeur d'usage. C'est de soucier d'abord de ce qui peut générer des profits plutôt que de ce qui peut satisfaire des besoins. Il s'agit de réaliser de la plus-value, c'est-à-dire de produire socialement de la richesse qui sera appropriée de façon privative. Cela veut dire que la production au sein d'un mode de développement et d'échange capitaliste est nécessairement destructrice. Sa logique c'est le pillage, le gaspillage. On le voit aussi bien dans le pillage du travail humain que dans le gaspillage de forces matérielles et humaines que constitue l'obsolescence programmée. Ce qui est socialement nuisible - que ce soit le gaspillage ou la guerre - peut tout à fait être source de profits. La guerre, qui fait marcher les affaires, est un gâchis formidable. Le capitalisme est une économie guerrière. Cela veut dire que l'exploitation de la nature et celle du travail humain relèvent d'une même rationalité : les forces humaines et celles de la nature sont traitées comme de simples moyens pour l'accumulation du capital, et la question de leur reconnaissance ne se pose guère. Cette conjugaison rappelle ou duplique celle vue plus haut entre l'industrie et l'agriculture. Marx dit, par exemple, au livre I du Capital : "Chaque progrès de l'agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l'art d'exploiter le travailleur, mais encore dans l'art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l'art d'accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. [...] La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du processus de production sociale qu'en épuisant [sapant] en mêmes temps les deux sources d'où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur".
2.1.4. Marx productiviste ?
Mais la critique du productivisme capitaliste est-elle audible de la part d'un auteur qui semble - lui aussi - céder au mirage de la croissance ou, du moins, à une forme de productivisme ? Est-ce que donc la nature, chez Marx, n'est jamais qu'un moyen ? Cède-t-il à quelque chose comme un mirage productiviste ? Sarah Barnaud Meyer cite ici un extrait des Grundrisse, où Marx fait l'éloge du développement des forces productives comme matrice de la civilisation, comme essor des facultés humaines, susceptible de faire éclater ce que, parfois, il appelle l'enveloppe, ou le verrou, capitaliste : "La tendance à créer un marché mondial est incluse dans le concept même du capital [SBM relève qu'il y a là, chez Marx, une prophétie ou plutôt une prévision qui s'est réalisée, à ceci près que cette tendance, dans la mesure où elle est essentielle, n'a nul besoin, comme on le fait aujourd'hui, d'être qualifiée de mondialisation ; il s'agit simplement du capitalisme]. Toute limitation y apparaît comme un obstacle à franchir. En premier lieu, il s'agit de soumettre chaque moment de la production elle-même à l'échange, et de supprimer la production de valeurs d'usage qui n'entrent pas dans l'échange proprement dit. Aussi s'agit-il d'établir la production capitaliste à la place des modes de production archaïques qui, par rapport au capitalisme, avaient un caractère de spontanéité naturelle. Le commerce n'apparaît plus ici comme une fonction s'accomplissant entre producteurs indépendants en vue de leurs produits superflus, mais comme condition et moment essentiels de la production même.
D'un autre côté, la production de plus-value relative [...] exige le renouvellement de la consommation. Il faut que, dans sa sphère, la circulation s'élargisse à mesure que s'élargit celle de la production. 1° Élargissement quantitatif de la consommation existante ; 2° Création de nouveaux besoins en ce sens que les besoins déjà existants sont étendus sur une sphère toujours plus vaste ; 3° Production de besoins nouveaux... D'où exploration de la nature tout entière en quête de nouvelles propriétés utiles des choses ; échange universel des produits venant de tous les climats et pays étrangers ; traitements nouveaux (artificiels) des ressources naturelles pour leur conférer de nouvelles valeurs d'usage ; exploration, d'un bout à l'autre de la terre, à la recherche de nouveaux éléments utiles, d'innovations applicables à l'utilisation des matières premières connues, etc. ; découverte, création et satisfaction de besoins nouveaux qui surgissent de la société elle-même [...]". Comment lire ce texte aujourd'hui ? D'une part, on voit bien que Marx ne propose pas, et c'est assez frappant, une critique culturelle du consumérisme. Contrairement à la posture qui est souvent celle de l'écologie politique aujourd'hui, il n'est pas question d'une approche frugale ou de quelque chose qui relèverait de la modération. Au contraire, il y a l'idée que dans le développement des forces productives se joue un progrès possible pour l'humanité, et il y a de l'admiration chez Marx à l'égard de cette capacité révolutionnaire de la bourgeoisie à s'étendre sur le globe tout entier, à fabriquer de la nouveauté, etc. Admiration qu'on trouve aussi dans le Manifeste. Mais, en même temps, il est intéressant de voir que Marx envisage déjà qu'il va falloir repousser les limites des marchés solvables, générer des besoins nouveaux. Bien-sûr, il n'anticipe pas forcément sur la publicité, le crédit, ni sur l'obsolescence ou l'innovation technique, mais on voit bien que tout cela est déjà en germe dans les tendances qu'il décrit.
En faisant ce constat, Marx dit qu'il y a une grande influence civilisatrice du capital ; que cet essor est susceptible d'être synonyme de civilisation. À cet égard, il compare les sociétés antérieures à des sociétés idolâtres de la nature ; qui étaient, certes, en contact spontané avec la nature, mais qui étaient peut-être idolâtres à son égard. "C'est ici, écrit Marx, la grande influence civilisatrice du capital : il hausse la société à un niveau en regard duquel tous les stades antérieurs font figure d'évolution locale et d'idolâtrie de la nature.
[...] Cependant, si le capital pose en idée toute limitation comme un obstacle à surmonter, il ne résulte pas qu'en réalité il les surmonte tous. Toute barrière étant contraire à sa vocation, la production capitaliste se développe dans des contradictions qui sont constamment surmontées, mais aussi continuellement posées. Plus : l'universalité vers quoi tend sans cesse le capital rencontre des limites immanentes à sa nature, lesquelles, à un certain stade de son développement, le font apparaître comme le plus grand obstacle à cette tendance et le poussent à son autodestruction." Avec l'expansion du capital, les contradictions sont repoussées dans des limites qui sont toujours plus vastes jusqu'à s'exprimer à l'échelle du globe tout entier. Autrement dit, les limites auxquelles se heurte la production capitaliste sont des limites internes : "Il existe, dit Marx, une limite inhérente non pas à la production en général, mais à la production fondée sur le capital." Ces limites internes conduisent à penser que le développement des forces productives pourrait à lui seul - et c'est une image qu'on trouve sous la plume de Marx - générer une mue du capitalisme vers le communisme et permettre ainsi la poursuite de la croissance des forces productives. Rubel demandait en 1968 : "Que penser aujourd'hui de cette glorification du capitalisme civilisateur, destructeur des barrières et des préjugés nationaux, ennemi de la modération dans les goûts et les besoins, source infinie de richesses manuelles et intellectuelles ?" Et Rubel de faire remarquer qu' "il n'en est plus de même, cent ans plus tard, dans l'ère des guerres en chaîne et de l'arme absolue. À un certain degré de violence technique, l' "intelligence théorique" cesse d'être une "ruse" et se change en "piège"." Entre Marx et Rubel, évidemment, il y a eu Auschwitz et Hiroshima... Et que dire de nos jours ?... De fait, il n'y a pas de critique culturelle du consumérisme chez Marx, mais il faut comprendre ce que cela signifie : "Le capital crée la société bourgeoise et l'appropriation universelle de la nature et des rapports sociaux par les membres de la société. C'est ici la grande influence civilisatrice du capital..." Cet "ici" doit être bien compris. La production des hommes revêt chez Marx un double sens. Elle est à la fois production par les hommes et production d'humanité. Il y a, d'une part, une dialectique des besoins : satisfaire un besoin, c'est également produire un nouveau besoin ; d’autre part, les hommes ne produisent pas que des artefacts (objets, techniques, savoir-faire), mais aussi de l'humanité, c'est-à-dire un homme social qui se sent en relation avec le globe tout entier dans le cadre d'un travail qui est devenu lui-même socialisé.
Sarah Barnaud Meyer repose maintenant la question de laquelle elle était partie : s'agit-il d'échanges avec la nature ou de "maîtriser la nature" ? Celle-ci doit-elle être considérée simplement comme un objet, un matériau à transformer, ce qui conduirait à une glorification technique, productiviste ? Est-ce que Marx ne conçoit la nature que comme un moyen ? Se refuse-t-il à la considérer pour elle-même ? N'est-elle pour lui que le moment de l'hétéronomie, c'est-à-dire la nécessité dont il faut s'affranchir grâce au progrès technique ? Est-ce que, au fond, l'humanisme de Marx n'est pas l'idée d'une maîtrise prométhéenne ? En réalité, ce que Marx permet de penser c'est qu'il y a une histoire de la considération éthique et de la valorisation de la nature, qui ne doit pas seulement être posée dans des termes anthropologiques de type face à face entre l'homme et la nature, mais être replacée dans un contexte historique et social. Le naturalisme de Marx est aussi, à cet égard, un historicisme. Mais l'amour de la nature, dans le contexte d'une production déshumanisée, est destiné à être un amour malheureux. Le rapport instrumental avec la nature est finalement calqué sur le rapport instrumental que les hommes entretiennent avec eux-mêmes. Il est sans doute assez illusoire de penser qu'on va reconnaître une dignité à la grenouille avant qu'on l'ai fait pour l'homme... Les échanges avec la nature relèvent donc plutôt d'un besoin social, c'est-à-dire d'un acquêt historique, bien plutôt que d'un face à face mal compris entre l'homme et la nature. Ce qui veut dire que ce besoin social résulte du développement des forces productives, parce que les forces productives ne sont pas qu'un développement technique, industriel, mais, véritablement, le développement des forces humaines et des conditions des échange avec la nature.
Reste quand même deux difficultés. 1) Il semble que Marx ne pense pas les contraintes d'une planète finie, c'est-à-dire qu'il pense des limites internes dans le développement capitaliste, mais il semble ne pas tenir compte de limites externes. Il ne pense pas la finitude de la planète et des ressources. Or, 2) les limites existeraient aussi pour une société communiste. Le pétrole resterait fini et la question du nucléaire continuerait de se poser. On ne peut donc plus se contenter de parier sur l'abondance économique comme base matérielle du communisme.
2.2. Sauver les forces productrices du productivisme : le communisme en appel
2.2.1. Planification et marché
Sarah Barnaud Meyer veut tenter de répondre à ces difficultés en s'inspirant de Marx, mais en ne cherchant pas à déterminer si Marx avait déjà tout dit ou pas.
On peut d'abord considérer les forces productives comme des forces humaines et chercher à les sauver du productivisme. La crise a quelque chose de politiquement imparable contre l'idéologie néolibérale d'une harmonie autorégulatrice par le marché, d'une main invisible. De fait, la crise écologique montre qu'il faut penser quelque chose comme une régulation ; qu'il faut penser à long terme l'impact de notre action. Beaucoup de commentateurs, et pas forcément marxistes, considèrent que le marché livré à lui-même est incapable d'assurer cette régulation. Changeons la règle du jeu !, diront les marxistes. Sortons du marché et planifions la production ! Mais planification par qui ? Ce que nous avons connu de la planification c'était une gestion bureaucratique qui a conduit à un monde entièrement administré. La question de la transition politique, si elle veut penser l'autonomie des producteurs, se pose donc plutôt dans une alliance rouge-noir. Planification de quoi ? C'est la question de la transition écologique. Jean-Marie Harribey s'interroge : "Si l'activité humaine se contentait de produire des valeurs d'usage, toute contradiction entre cette activité et l'ensemble des équilibres biologiques disparaîtrait-elle ?" Et il répond : "La planification ne résout pas plus que le marché le problème de l'absence de commune mesure entre le présent et le futur." La finitude des ressources semble, à première vue, donner raison à Hans Jonas contre Ernst Bloch, c'est-à-dire que le principe de responsabilité prendrait le pas sur le principe d'espérance.
2.2.2. La question de la transition : une alliance rouge-noir-vert
Quelques éléments de réponse à ces questions. Sur la transition politique, Michael Löwy fait remarquer : "il faudrait appliquer à l'appareil productif façonné par le capital le même raisonnement que Marx proposait dans La guerre civile en France au sujet de l'appareil d'État : "La classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'État et la faire fonctionner pour son propre compte." Mutatis mutandis, les travailleurs ne peuvent pas se contenter de prendre telle quelle la "machine" productive capitaliste et la faire fonctionner pour leur propre compte : ils doivent la transformer [...] Dans cette perspective, le projet socialiste vise non seulement une nouvelle société et un nouveau mode de production mais aussi un nouveau paradigme de civilisation." Transition politique donc (= ne pas reprendre l'appareil d'État tel quel) et écologique (= ne pas reprendre la machine productive telle quelle). Par ailleurs, en quoi va consister la libération des forces productives ? Il convient de distinguer entre le "plus" (éventuellement le "moins", ajouteront les partisans de la décroissance) et le "mieux". Le "mieux", c'est quand les producteurs - parce qu'ils sont libres - choisissent ce qu'ils produisent, comment ils le produisent et pour qui. Dans ce "mieux" ce n'est pas seulement la durabilité qui est prise en compte, mais aussi la liberté des producteurs.
3. QUELLE EST LA FÉCONDITÉ CRITIQUE D'UNE ANALYSE MARXISTE DE LA CRISE ÉCOLOGIQUE ?
3.1. Impossible « capitalisme vert » ?
3.1.1 L'intégration économique de la crise écologique
Parvenue à ce point, Sarah Barnaud Meyer veut montrer en quel sens on a intérêt à faire référence à Marx pour comprendre la crise écologique et surtout pour être attentif à des formes de récupération économique et idéologique de l'écologie. Au fond, il faudrait éviter de croire que le capitalisme va se heurter à la crise écologique comme un obstacle qui le conduirait à l'auto-effondrement. Vision beaucoup trop optimiste ...malheureusement. Peut-on concevoir un capitalisme vert ? Comment intègre-t-il la crise écologique, tant sur le plan matériel/économique qu'idéologique ?
L'intégration économique se repère à travers toutes sortes de phénomènes, que ce soit le "green washing" (repeindre la réalité en vert, y compris de façon mensongère ; cf. Volkswagen), la marchandisation de l'écologie (on donne un prix à la nature ; on en fait un argument de vente, par exemple avec le commerce du bio), l'industrie du désastre (exemple de la géo-ingénierie : envoyer des particules pour réfléchir la lumière du soleil et contrer les effets des trous dans la couche d'ozone ; étendre des plastiques dans le désert pour réfléchir la lumière du soleil, etc.) ou bien encore les produits financiers liés aux situations de désastre ("cat bonds" ou obligations catastrophe). Mais c'est aussi la hausse du coût social de la production (par exemple, polléniser les fleurs à la main, à la place des abeilles qui disparaissent, est un coût nouveau ; autre exemple : l'écotaxe).
Il y a, par ailleurs, l'intégration idéologique.
3.1.2 L'intégration idéologique de la crise écologique
> Si on prend, par exemple, cette prévision de la fin de la civilisation industrielle dans les prochaines décennies, parue en avril 2014 sous l'égide de la NASA, ses causes sont exclusivement pensées comme externes et naturelles, ce qui dédouane complètement le mode capitaliste de production et d'échanges. Le problème serait anthropologique : il y a malentendu entre l'homme et la nature.
> La réponse idéologique consiste aussi à penser les choses en termes de consommation, de distribution ou de redistribution plutôt qu'en termes de production. Et c'est là l'intérêt de la posture de Marx, même s'il n'a pas posé les problème comme on peut le faire aujourd'hui : il pose la question en termes de production.
> Récupération idéologique aussi, ô combien étonnante, cette position de l'OCDE qui déclare que la préservation des ressources de la biodiversité serait mieux assurée si elles étaient privatisées plutôt que soumises à un régime de libre accès. On peut voir là un bel exemple de détournement idéologique de ce que Garett Hardin appelle "la tragédie des biens communs" : si tout le monde a accès libre à un étang de pêche, par exemple, les gens y installeront plus de ligne pour pêcher toujours davantage au point que la ressource en poissons risque de s'épuiser. Réguler, pour l'OCDE, c'est donc aménager la règle du jeu prédateur ; privatiser pour préserver les ressources.
Si l'idéologie politique est dissociée d'une critique sociale qui s'intéresse à la production, elle devient non seulement une critique cosmétique mais elle devient aussi un instrument idéologique vers un assujettissement accru.
3.2. Les effets pervers de l'écologie politique quand elle est dissociée d'une critique sociale radicale
3.2.1. L'analyse « interclassiste »
> Les effets pervers d'une écologie politique dissociée d'une critique sociale sont d'abord d'aller vers des analyses interclassistes, c'est-à-dire au-delà des rapports de classes et des rapports de forces, et qui privilégient le style de vie, le choix de vie. Cf. Gandhi : "Changer le monde commence par se changer soi-même." Beaucoup d'écologistes font ainsi de l'individu le sujet porteur du projet de décroissance. C'est ce qu'écrit Serge Latouche : " [le sujet porteur du projet de décroissance] c'est tout le monde en tant que personnes singulières et tout un chacun concret particulier." On est très loin, ici, du souci de l'homme social, qui doit s'approprier l'universel, tel que l'envisageait Marx. Chacun est renvoyé à son propre jardin, qu'il s'agit de cultiver en faisant attention. Loin des rapports de forces à l'échelle de la société, ce qui se joue ce sont des choix particuliers : acheter ou pas, acheter bien, faire montre de citoyenneté, être un consommacteur, être écoresponsable, écocitoyen.
> Ce type d'écologie politique conduit, par ailleurs, à des postures moralistes, idéalistes et individualistes. Quand il s'adresse aux décideurs (discours sur la responsabilité sociale de l'entreprise [RSE] et sa composante environnementale), il est au mieux naïf, et éventuellement hypocrite. Marx est utile, ici, qui écrivait dans le Capital : "Le développement de la production capitaliste nécessite un agrandissement continu du capital placé dans une entreprise, et la concurrence impose les lois immanentes de la concurrence capitaliste comme lois coercitives externes à chaque capitaliste individuel. Elle ne lui permet pas de conserver son capital sans l'accroître, et il ne peut continuer de l'accroître à moins d'une accumulation progressive." Voir aussi Jacques Bidet : "Les dommages causés à l'environnement et les frais reportés sur l'avenir étant proprement incalculables, ils passent d'autant mieux inaperçus. Ce qui est calculable, par contre, c'est le prix qu'il aurait fallu payer pour procéder de façon prudente." Les forces naturelles et humaines, on l'a dit, sont de simples moyens, c'est-à-dire des coûts.
3.2. 2. Le moralisme
Si, par contre, le discours moralisateur de l'écologie politique (écoresponsabilité, décroissance, etc.) s'adresse à tous les hommes, on est dans une conception idéaliste, qui accorde une effectivité aux idées. Voici, par exemple, ce qu'écrit Alain Lipietz : "Le productivisme chez les Verts n'est pas un rapport social, c'est plutôt un état d'esprit, une "logique", une vision du monde qui s'enracine certes dans des rapports sociaux de production, mais dont on peut dire tout autant qu'il contribue à modeler les rapports de production." À cet instant, Sarah Barnaud Meyer ne résiste pas à rappeler ce qu'écrivait Marx à l'ouverture de l'Idéologie allemande : "Il y eut un jour un brave homme pour s'imaginer que si les hommes se noyaient, c'est qu'ils étaient possédés par l'idée de pesanteur. S'ils chassaient cette idée de leur tête [...] ils seraient à l'abri du danger de la noyade." On voit bien le point commun : il s'agit de changer notre vision du monde, nos idées, et du même coup de consommer différemment. C'est un discours moralisateur, auquel on peut reprocher à la fois d'être impuissant et de générer de la culpabilité (Marx disait de la morale que c'est l'impuissance mise en action). Discours qui prétend évacuer un discours de classe, mais qui, précisément, réintègre quelque chose comme un ethnocentrisme de classe. Par exemple, l'invitation à la frugalité ou à l'ascétisme pénitent, dans le contexte de dette écologique, est tout à fait compatible à la fois avec une politique d'austérité et avec la marchandisation de la production. D'autre part, on voit bien que se retrouvent culpabilisés, par exemple, ceux qui roulent au diesel. C'est mieux pour la planète, certes, de rouler à vélo, mais encore faut-il habiter en centre-ville. Voilà donc un discours qui prétend être au-delà des rapports de classes mais qui s'inscrit dans ces rapports de forces. On peut ainsi se demander, en reprenant le titre d'un ouvrage : trop pauvres pour être verts ?
3.2.3. Le local contre le global : Proudhon plutôt que Marx ?
On accorde souvent aujourd'hui une victoire posthume de Proudhon contre Marx : les questions seraient globales mais appelleraient des réponses qui sont locales. Le mouvement des petits paysans et des AMAP, par exemple, exprime une nostalgie des échanges entre petits producteurs. Entendons-nous bien, ajoute Sarah Barnaud Meyer : les AMAP peuvent être intéressantes, surtout quand elles sont installées en milieu urbain ou à proximité, car elles contribuent alors à l'effacement de la séparation entre villes et campagnes, mais elles sont fondées sur deux oublis : 1) la "petite propriété foncière suppose que l'énorme majorité de la population est rurale et que c'est le travail isolé qui domine, et non le travail social", celui que Marx met à l'honneur. 2) Cette petite propriété foncière "est caractérisée par l'éparpillement des moyens de production et l'isolement des producteurs eux-mêmes, le gaspillage outré des forces humaines, la dégradation progressive et le renchérissement des conditions de production."
L'idée de "réponses locales à un problème global" oublie, elle aussi, deux choses : 1) La consommaction oublie un point très important mis en avant par Marx, à savoir que « le commerce de l'univers roule presque en entier sur des besoins non de la consommation individuelle mais de la production » ; et l'accent mis sur la consommation ou la production éclipse les conditions mêmes de la production. Regardons ce qui se passe quand nous faisons nos courses : nous voulons acheter le moins d'emballages possible, mais nous avons affaire à une production qui suremballe. La plus grosse part de la consommation des richesses c'est la consommation proposée ou induite par la production. 2) Deuxième oubli, une disproportion entre le problème et la solution en termes de prise en compte de ce qu'est l'écologie scientifique, qui est basée - on l'a vu tout à l'heure - sur la triangulation individu membre de l'espèce - espèce - environnement. La disproportion tient dans cette idée qu'on va pouvoir, à partir d'écosystèmes microscopiques ou locaux, aborder la question de la totalité systémique. Prendre l'écologie au sérieux, c'est, au contraire, prendre au sérieux la dimension écosystémique du problème.
Au final, on pourrait dire que nous sommes affligés de ce qu'on pourrait appeler un complexe d'Atlas, qui consiste à dire que tout le monde est coupable (et culpabilisé), mais personne n'est responsable. Ce complexe d'Atlas, par ailleurs, met en scène une réalité, qui est que le travail et la richesse étant socialisés comme ils le sont, l'individu est conduit, à l'occasion de la moindre consommation, à se mettre en rapport avec l'ensemble de l'humanité, avec une dimension universelle. À travers le moindre objet, nous bénéficions du travail social divisé à l'échelle de la planète, nous sommes en relation avec le monde entier. C'est là la réalité sociale, la réalité objective de la socialisation du travail et de la production. Mais il y a aussi une autre réalité, sur le plan idéologique, du vécu subjectiviste, que Marx avait déjà envisagée à son époque, et qu'il appelait l'atomisme, c'est-à-dire le sentiment, pour les sujets de la vie sociale, d'être complètement séparés, dissociés (déconnectés, dirait-on aujourd'hui) les uns des autres, et confrontés à un monde de choses, à un marché complètement écrasant ; c'est ce que Marx appelle le fétichisme attaché au produit du travail. Ce complexe d'Atlas est un peu comme la religion, qui a sa vérité en ce qu'elle dit que le monde a besoin d'illusions ; la vérité du complexe d'Atlas c'est le sentiment d'impuissance de l'individu, qui a le sentiment de devoir porter le globe sur ses épaules. Il ne nous donne pas beaucoup de puissance ce complexe d'Atlas ; au contraire, il sanctionne notre impuissance.
3.2.4. Malthus plutôt que Marx ?
Quatrième effet pervers, c'est non seulement la victoire de Proudhon contre Marx, mais celle de Malthus contre Marx. Beaucoup d'experts, en effet, renouent aujourd'hui avec Malthus en se demandant si l'explosion démographique va affamer la terre. Celui-ci écrivait ainsi en 1798 : "un homme qui est né dans un monde déjà possédé, s'il ne lui est pas possible d'obtenir de ses parents les subsistances qu'il peut justement leur demander, et si la société n'a nul besoin de son travail, n'a aucun droit de réclamer la moindre part de nourriture, et, en réalité, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n'y a point de couvert vacant pour lui ; elle lui ordonne de s'en aller, et elle ne tardera pas elle-même à mettre son ordre à exécution, s'il ne peut recourir à la compassion de quelques convives du banquet. Si ceux-ci se serrent pour lui faire place, d'autres intrus se présentent aussitôt, réclamant les mêmes faveurs. La nouvelle qu'il y a des aliments pour tous ceux qui arrivent remplit la salle de nombreux postulants. L'ordre et l'harmonie du festin sont troublés, l'abondance qui régnait précédemment se change en disette, la joie des convives est anéantie par le spectacle de la misère et de la pénurie qui sévissent dans toutes les parties de la salle, et par les clameurs importunes de ceux qui sont, à juste titre, furieux de ne pas trouver les aliments qu'on leur avait fait espérer." À quoi Marx répond : au banquet de la vie on peut ajouter autant de couverts que nécessaire pourvu que l'on sorte de la polarisation du profit. Le problème n'est pas de savoir combien il y a d'hommes, et s'il y en aurait en trop, mais de savoir comment et pour qui on produit. Les commentateurs se sont demandé si cette violente critique de Malthus par Marx ne l'avait pas conduit à un point aveugle, c'est-à-dire à ne pas prendre en compte les limites externes, naturelles, de la production. De fait, aujourd'hui, quand on pose la question de la démographie, on ne peut pas se contenter d'une réponse productiviste, qui est d'ailleurs, -Sarah Barnaud Meyer le signale au passage, -celle de Monsanto : il faut des OGM pour nourrir la planète. La question est bien plutôt : que produisons-nous ? Pour qui ? Pour quoi ? Et comment ?
3.2.5. Misanthropie et "verdôlatrie"
Le danger de cette crise écologique et de sa récupération idéologique c'est une forme de misanthropie et de "verdôlatrie" qui s'accompagne de la référence à une nature mythique, première, qui ne correspond ni à une réalité scientifique ni à un concept sérieux. Ce n'est pas la planète qu'il faut sauver, mais l'écosystème dont l'humanité a besoin pour survivre. Or, la référence à la nature est souvent mythique, voire mystique. Gaia vient punir les hommes de leur hubris, de leur extravagance. Il y a là le danger d'un repli vers l'irrationnel, d'une haine de la science, qui relèvent de la superstition. Danger d'un repli vers le mysticisme, qui signale une impuissance idéologique et matérielle. On n'est pas loin de la rengaine du péché d'orgueil, de la tendance à la démesure de l'homme. Certaines vies sont en trop. Se profile un mépris potentiel pour l'humanité. Ce faisant, on a naturalisé le problème. Le problème n'est plus le capitalisme et l'organisation de la production, mais la nature de l'homme.
3.2.6. Les compromissions au nom de l'urgence et la tentation bonapartiste
Dernier point : on voit bien qu'il y a un glissement possible entre le sentiment de l'urgence, qui est fondé, et une forme d'état d'urgence. Cela produit une tentation bonapartiste, par exemple lorsque le concert des commentateurs s'accorde sur le fait que nos hommes politiques manquent de courage, qu'ils ne sont pas capables de prendre les bonnes décisions, etc., tout se passant comme si un homme providentiel, un homme fort, quelqu'un qui saurait imposer de nouvelles mesures, pouvait régler cette affaire. Plus grave encore, quand le motif de la guerre l'emporte sur celui de la crise. Sarah Barnaud Meyer cite l'éditorial de Jean-Marc Vittori dans le journal Les Échos du 9 juin 2015 : "c'est ici qu'il faudrait une bonne guerre. Car, pour financer un conflit, il faut toujours s'évader des règles ordinaires, faire des choix difficiles, transcender les oppositions. Les Etats-Unis sont par exemple sortis de la Grande Dépression des années 30 par l'effort de guerre. Il est alors possible d'accumuler les déficits publics, de faire des emprunts patriotiques ou forcés, de matraquer le contribuable [...] et de tondre l'épargnant, car ceux qui ont encore de l'argent en poche sont alors mal placés pour se défendre. Mais il serait évidemment stupide de se battre les armes à la main. [...] Au siècle du capital humain [sic] il faudra donc trouver une autre forme de guerre. Si nécessaire soit-elle, la lutte contre le terrorisme fait petit bras. Si juste soit-elle, la croisade contre la pauvreté ne mobilise pas assez les pays riches. Seule une guerre pour notre survie sera assez puissante pour nous faire payer, pour balayer les habitudes, les orthodoxes et les pouvoirs établis [c'est SBM qui souligne]. Cette guerre, c'est logiquement le combat pour la planète, pour préserver l'existence de notre espèce contre les dérèglements climatiques. Il ne reste plus qu'à espérer la tempête parfaite, celle qui déclenchera cette guerre sans faire (trop) de victimes."
POUR CONCLURE
La question est claire : qui va payer ? Elle est aussi : entrer en guerre pourquoi ? Union sacrée pour s'occuper de la nature ? Ou bien plutôt accentuation des rapports de domination dans la lutte pour la puissance ? Rappelons-nous, dit Sarah Barnaud Meyer, cette parole de Jaurès : "Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage." Le capitalisme est une économie guerrière. Contre quoi s'agit-il, ici, de partir en guerre ? Contre le dérèglement climatique ou contre le système ? Sarah Barnaud Meyer pointe encore cette idée récurrente - dont elle se méfie - selon laquelle nous n'avons plus le choix. C'est une idée qui conduit à un hold-up politique parce que, à partir du moment où il s'agit de sauver notre espèce, eh bien il semble que toute question sociale, ou qui mette en cause l'économie, soit accessoire. Sauf que se pose la question, comme Marx le faisait : est-on sûr qu'il s'agit d'un intérêt général ?
Au fond, la contradiction majeure que Marx identifiait à son époque était, d'un côté, la concentration du capital, l'appropriation privative de la richesse, et, de l'autre, la socialisation du travail, la production sociale de cette richesse. Contradiction que la société contemporaine incarne parfaitement. Au début des années 2010, 85 individus les plus riches pèsent autant sur le plan financier que 3,5 milliards d'individus les plus pauvres. C'est-à-dire que dans un plateau de la balance il y a 85 personnes, et dans l'autre la moitié de l'espèce humaine. Cela fait penser que le combat pour la planète risque bien de tourner du côté d'une accentuation des rapports de forces : accentuation des formes de violence dans l'accès à l'eau, par exemple ; dans les migrations climatiques et économiques.
Au bout du compte, la pertinence de la lecture de Marx réside dans cet impératif : faire valoir l'intérêt écologique de classe de la majorité, c'est-à-dire les non-propriétaires de capital. Cela suppose aussi de soumettre l'économique au politique, c'est-à-dire exercer une démocratie réelle qui intègre la production au sein de la délibération, et pas seulement la distribution ou la consommation. Dans ces conditions, on peut imaginer construire une communauté planétaire, c'est-à-dire une communauté qui tienne compte non seulement de l'ensemble de l'humanité, mais aussi des échanges de l'homme avec la nature, et qui intègre éventuellement la question des vivants non humains.
En conclusion, Sarah Barnaud Meyer cite cette phrase de Slavov Zizek : "Il est plus facile d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme." On est plus habitués à l'idée que la catastrophe arrivera, qu'elle arrive, qu'à l'idée qu'il est possible de changer la façon dont nous sommes organisés, dont nous produisons nos richesses, et dont nous générons les catastrophes. Autrement dit, le capitalisme met en danger non seulement ses propres bases d'existence, mais également les bases de toute société humaine. La référence au communisme de Marx ne saurait évidemment faire l'économie d'une réflexion sur l'écologie, en particulier sur les conditions d'une communauté planétaire, en admettant qu'on parvienne à choisir la révolution plutôt que la catastrophe. Cette référence à Marx est un projet critique qui permet d'inscrire la crise écologique/économique dans les rapports de forces entre la société concrète et le capital plutôt que de la rabattre sur des questions de choix individuels ou de visions du monde et de la nature humaine. C'est aussi un projet de société ; le projet d'une société qui permette de comprendre les échanges entre les hommes et avec la nature autrement que sur le mode de la rationalité (ou de l'irrationalité) marchande. Et enfin, c'est un projet de civilisation car il s'agit de sortir d'une logique de prédation ; logique de prédation qui n'est pas forcément le propre de l'homme, mais qui est bel et bien le propre du capitalisme. Tout cela est bien ambitieux ! Utopie ? L'utopie n'est pas forcément une mauvaise chose. À choisir : entre un pragmatisme cynique et l'utopie, peut-être le principe d'espérance vaut-il encore la peine qu'on lui fasse crédit. Et si utopie il y a, c'est sans doute de penser que le capitalisme pourra soit trouver une régulation soucieuse des hommes et de la nature soit s'effondrer de lui-même. Et, en ce sens, ce projet critique énoncé par Marx est opérant.
Daniel Amédro
(D'après un enregistrement audio et la présentation visuelle de Sarah Barnaud Meyer
que je remercie, par ailleurs, de sa relecture attentive de ma transcription
et de la vérification minutieuse du plan)
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Pour aller plus loin
Michael Löwy, Écosocialisme, Les petits libres, Mille et une nuits, 2011
Arno Münster, Pour un socialisme vert : vers la société écologique par la justice sociale, Nouvelles éditions Lignes, 2012
John Bellamy Foster, Marx écologiste, Editions Amsterdam, 2011
Collectif, Capital contre nature, Actuel Marx confrontation, 2003
Fabrice Flipo, Nature et politique, Éditions Amsterdam, 2014