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Robert Charvin
L'urgence d'une VIè République
Rencontre de la Pensée Critique du 25 septembre 2014
D'aucuns penseront peut-être, note d'emblée Robert Charvin, qu'il y a bien mieux à faire que de disserter sur les Institutions. N'est-il pas plus urgent de s'occuper du pouvoir d'achat ? Des services publics ? Ce ne sont pas les sujets de préoccupation qui manquent. Mais le conférencier fait observer avec force que ces luttes, la façon dont elles peuvent être menées, leur capacité à déboucher, sont étroitement liées aux institutions dans le cadre desquelles elles ont lieu.
Née en 1958 d'un coup de force, la Vè République n'a fait, depuis lors, que persévérer dans son être. En 65 ans, les tentatives de liquidation des acquis du Conseil National de la Résistance (CNR) se sont succédé. Les autres grandes puissances occidentales ont, il est vrai, un système similaire, caractérisé par un pouvoir exécutif fort et un pouvoir législatif amoindri. Ce n'est pas un hasard : c'est que ce type d'institutions est celui qui convient au système économique et social que nous connaissons aujourd'hui. Système qui veut liquider l'Etat social de droit, et qui a besoin, pour ce faire, d'un Etat autoritaire. Les aléas de la démocratie sont devenus pour les grands intérêts économiques une source d'incertitude insupportable. Sommes-nous en démocratie ? Charvin répond non sans hésiter. Dans une dictature alors ? Non plus, bien sûr, admet-il avec la même clarté. Nous sommes dans un entre-deux. Quelque chose qui est une non-démocratie et une non-dictature. Quelque chose que l'on couvre, bien entendu, incessamment et compulsivement, de la couverture du discours démocratique. Discours démocratique généralisé. Tous démocrates ! Tous républicains !
La réalité est bien différente. Que le peuple rejette la constitution européenne au référendum de 2005, et les puissants en expédient sans vergogne les résultats dans les poubelles de l'histoire ! La réalité c'est aussi la possibilité d'engager le pays dans la guerre sans consulter la représentation nationale ! C'est enfin le pouvoir personnel. Et les histoires personnelles. Celui-là et celles-ci allant d'ailleurs ensemble, fait observer R. Charvin. Et pendant ce temps-là, les grands sujets sont évacués.
C'est tout cela qu'il faut remettre à plat ! Cesser de prendre les citoyens pour ce qu'ils ne sont pas, et en revenir à ce qu'ils prennent en charge les problèmes de politique étrangère et du fonctionnement des institutions. Il s'agit de passer à l'offensive sur ce terrain, et non pas seulement d'être réactif. Il s'agit d'engager le combat pour une VIè République qui serait un outil percutant pour mettre en cause la domination économique et sociale que nous subissons. Alors, certes, les textes ne font pas tout. Certes. Il faut donc que les citoyens pèsent. Aujourd'hui et demain. Exactement ce que la Vè ne permet pas. La constitution de la VIè République doit indiquer que quelque chose d'autre est possible ; qu'une autre société est pensable. En 2005, on se battait contre. Aujourd'hui, il s'agit de se battre pour. Pour une démocratie qui, comme le disait Derrida, est une création continue ; qui avance toujours sous peine de s'étioler. Et R. Charvin insiste : la VIè République ne sera un outil de combat que si ses modalités d'adoption sont elles-mêmes un combat ; que si elle est portée par un vaste mouvement social. Cela suppose que nous nous départissions du mauvais penchant qui est le nôtre de déléguer à l'excès le pouvoir à nos gouvernants : je participe de loin en loin aux consultations électorales1, et c'est tout ; je vote et puis j'oublie. Exit les sauveurs suprêmes. La VIè République doit promouvoir un citoyen qui participe effectivement à la décision, et pas seulement aux discussions. Un citoyen majeur. Dans ce cadre, les élus doivent être des traducteurs2 de la volonté des citoyens et les institutions doivent prévoir un strict contrôle des élus.
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PRÉAMBULE
Robert Charvin présente ensuite ce qu'on pourrait appeler son "cahier des charges" pour le préambule d'une nouvelle Constitution. La VIè, ce doit être, tout d'abord, le renouveau de la liberté. Ce que nous avons jusqu'à présent c'est surtout la liberté d'entreprendre, la liberté des marchés, la "concurrence libre et non faussée". Une reconstruction collective des droits et libertés est nécessaire, avec - dans le préambule - des dispositions ayant pleine valeur constitutionnelle, par exemple celles qui figuraient déjà dans les constitutions de 1793 et 1848. Le principe de séparation des pouvoirs - théorisé il y a longtemps déjà par Montesquieu - doit être rappelé avec force. Cela concerne notamment l'ordre judiciaire qui, à cet égard, est loin du compte avec ses Procureurs aux ordres et ses magistrats qui, certes, grâce à leur statut, "n'ont rien à craindre", mais qui ont "tant à espérer"... En outre, l'exécutif doit respecter le législatif. Enfin, il faut revenir à la loi de Séparation des Églises et de l'État de 1905, respecter le principe essentiel selon lequel la question religieuse est une question strictement privée, et, dans la foulée, faire la Séparation de l'Argent et de l'État3, c'est-à-dire étendre et enrichir la laïcité4.
Robert Charvin veut aussi redonner à la loi sa pleine puissance au lieu et place du contrat que l'on voit se développer aujourd'hui en toutes circonstances. Contrat "entre partenaires", soi-disant. Partenaires, le propriétaire et le locataire ? Partenaires, le patron et le salarié ? Le contrat c'est la loi de la jungle. On pense ici à Henri Lacordaire qui disait : "Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit".
La constitution doit aussi prévoir l'appropriation collective des moyens de production. Pas "à la soviétique", bien sûr ! Et là, sans aucun doute, il y a une vaste réflexion à mener.
Enfin encore, elle doit garantir et organiser des droits et libertés fondamentaux : droits et libertés des femmes (pas de régulation sociale équilibrée sans égalité hommes-femmes), droits et libertés des syndicats et des travailleurs (droits de grève réel, en particulier), droits et libertés pour la création culturelle (Robert Charvin propose ici la constitutionnalisation de la convention UNESCO de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles).
Une fois précisée sa conception du préambule, R. Charvin organise son propos autour de cette idée générale : la constitution de la VIè République doit permettre de retrouver et de réhabiliter le sens et le contenu du triptyque républicain : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ.
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LIBERTÉ
On rencontre ici, en premier lieu, la question de la souveraineté nationale (sans laquelle il ne saurait y avoir de souveraineté populaire). Et Charvin refuse de considérer qu'il y a là un archaïsme. Il ne pense pas qu'il faille s'en remettre maintenant à de grandes entités. La souveraineté nationale, rappelle-t-il, c'est la capacité qu'a l'État de décider de ses associations5. Elle doit être préservée. Mieux : elle doit être approfondie et bien mieux affirmée qu'aujourd'hui. La France pourrait, à la hauteur des moyens d'une puissance moyenne qui sont dorénavant les siens, jouer un rôle de "puissance non alignée" dont les interventions médiatrices (le conférencier pense surtout au conflit israëlo-palestinien) seraient en mesure de faire avancer la cause de la paix. Au lieu de cela, les autorités françaises acceptent de jouer les supplétifs au sein de l'OTAN ; dans le conflit israëlo-palestinien, elles en sont venues à tenir une position qui rompt avec un demi-siècle de diplomatie française ; sans parler de notre politique restrictive à l'égard des étudiants étrangers. Robert Charvin se désole que la France rayonne plus aujourd'hui par Rousseau et Voltaire que par ses Présidents.
Le problème est que souveraineté nationale et souveraineté populaire vont de pair. La souveraineté populaire cela commencerait par permettre aux partis politiques d'exister ; par faire vivre un "service public de la démocratie". Le financement de ces partis ne doit pas être exclusivement lié au nombre d'électeurs, comme c'est le cas aujourd'hui, car cela tend à figer le jeu démocratique.
La question de la souveraineté populaire c'est aussi celle, évidemment, du Président de la République. Il faut supprimer cette fonction ! À tout le moins, réduire considérablement ses prérogatives et sa place dans le jeu institutionnel. Robert Charvin, qui ne dédaigne pas la plaisanterie, verrait très bien un musée à l'Élysée… Supprimons tous ces palais dorés ajoute-t-il. Plus sérieusement : nous devons cesser de nous en remettre à un seul homme, et le droit de suffrage soit garantir l'expression du peuple. Charvin prône le scrutin proportionnel avec plus fort reste à l'échelon national, seul moyen de placer au centre des débats les partis et les programmes. Seul moyen aussi pour que les élus nationaux s'occupent vraiment de faire la loi, et cessent de jouer dans leurs circonscriptions les assistant(e)s de service social. Les élections doivent être autre chose qu'un carnaval modernisé, c'est-à-dire un rituel périodique de critique - éventuellement acerbe et irrespectueuse - des puissants entrelardé de longues périodes de profond sommeil démocratique. Charvin est pour une démocratie de tous les jours. Bien sûr, dit-il, c'est fatigant...6
Les médias de masse ont, sans nul doute, un rôle à jouer dans la revivification de la vie démocratique, et cela pose la question des intérêts qui les contrôlent. Autre question à régler.
Robert Charvin veut aussi mettre en oeuvre le référendum d'initiative populaire. Réforme déjà votée, soit dit en passant, mais dont on attend encore les textes d'application. L'enjeu avec cette modalité de consultation du peuple est de sortir de la logique des plébiscites bonapartistes, où on ne répond pas à la question posée mais à celui (ou celle) qui la pose.
Enfin, il faut des mandats courts. Aucun cumul (surtout au niveau national et régional). Une procédure de révocation en cours de mandat. Un statut de l'élu (avec possibilité de recasement).
Pour en terminer avec cette partie, R. Charvin propose ce résumé : relance de la citoyenneté et relance des partis7.
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ÉGALITÉ
L'égalité est encore plus malade que la liberté et cela contribue puissamment également à dévitaliser la démocratie car celle-ci est impossible quand les hiérarchies sont partout. Il y a en France, aujourd'hui, une noblesse d'État ou oligarchie d'argent, composée de quelques centaines de personnes (grands managers, grands actionnaires, très hauts fonctionnaires, grands élus), qui décide de tout. On jette là-dessus, bien-sûr, la couverture démocratique des grands discours pour le politiquement correct. Et ce n'est pas tout : le modèle vertical/présidentiel se reproduit dans toutes les structures, à tous les niveaux de la société. Il devient un modèle universel, un paradigme. Hors de cette élite - fausse élite - ce ne sont que sous-hommes. Menu fretin. Vulgum pecus.
R. Charvin veut en finir avec le culte des grands hommes, des héros, des vedettes ; avec tout ce que la télé honore ; avec ce système bonapartiste. Plus de sur-homme à l'Élysée ; primauté à l'Assemblée nationale8 ; mais il ne réclame pas la "tête" du Sénat...
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FRATERNITÉ
La fraternité c'est la réhabilitation du social, qui doit (re)devenir une priorité ; qui ne doit plus être conçu comme un surcoût mais comme un moyen d'améliorer la vie du plus grand nombre. Il faut rompre, à cet égard, avec l'histoire longue de la République qui, depuis 135 ans, a privilégié les droits civils et politiques au détriment des droits économiques et sociaux ; qui, sur cette longue durée, a construit des institutions, des règles et des procédures pour faire vivre les premiers, -et c'est tant mieux, -mais qui est toujours restée méfiante, pour ne pas dire hostile, à l'égard des seconds nonobstant le fait que ladite République se présente, par exemple dans l'article Ier de la Constitution de 1959, comme "indivisible, laïque, démocratique et sociale".
Le social c'est le droit à la santé, au travail, au logement, à l'éducation, etc. C'est évidemment des services publics pour organiser tout cela. C'est aussi des institutions d'auto-gestion pour faire vivre la fraternité sur le lieu de travail. Au niveau national, c'est un nouveau Conseil Économique, Social et Environnemental. Sans oublier une révolution fiscale, une vraie. Autant de réformes (des vraies, celles-ci !) qui requièrent un État fort9.
L'argent existe. C'est celui de la fraude fiscale, de l'évasion fiscale, des dividendes, des gâchis financiers. De ce point de vue, il n'y a pas de crise du capitalisme.
En conclusion, Robert Charvin plaide pour un État du peuple tout entier au lieu et place d'un régime oligarchique. Il sera amené à préciser, au moment des questions, que cette démarche, qui consiste à constituer des lieux de pouvoir nouveaux, est compliquée ; et que c'est précisément pour cette raison qu'elle doit être portée par la mobilisation et l'intervention populaires. De cette mobilisation, pour l'heure, -et il en convient, -on n'aperçoit pas les prémices. Mais "souvenez-vous", lance-t-il pour finir, de mai 68 ! Personne ne pouvait imaginer, quelques semaines avant, ce qui allait se passer. Le 15 mars, Pierre Viansson-Ponté intitulait son éditorial du Monde : "La France s'ennuie". Robert Charvin, qui est un incorrigible optimiste, pense donc qu'il y a des possibilités, qu'il y a toujours des possibilités. À nous d'y réfléchir et de nous mobiliser. Sa conférence, c'est sûr, nous y aura grandement aidés.
Daniel Amédro
1Robert Charvin fustige ce terme de "consultation électorale" ; pourquoi pas "bavardage" pendant qu'on y est ?!
2 Comprendre : les élus doivent faire passer la volonté politique des citoyens dans des institutions, mécanismes, procédures, règles du jeu, etc. En langage informatique, on dirait "transcodeur".
3 Le mot d'ordre de "Séparation du MEDEF et de l'État", qui circule depuis quelques temps sur les réseaux sociaux, résonne avec cette idée.
4 Cela implique, entre autres choses, de rompre avec la loi Debré du 31 décembre 1959 relative à l'enseignement privé, mais aussi avec la loi Rocard du 31 décembre 1984 relative à l'enseignement agricole privé.
5 En réponse à une question, Robert Charvin revendiquera la possibilité de violer les traités et les institutions internationales (Banque mondiale, FMI,...), ce que, d'ailleurs, font actuellement des pays d'Amérique latine. Mais, ajoute-t-il, cela implique une formidable mobilisation populaire.
6 Peut-on dire tout de go que la démocratie c'est fatigant, lui demandera un auditeur.
7 Un auditeur fera remarquer ensuite que ce retour au système des partis fait frémir la masse des gens.
8 Robert Charvin rappelle qu'aujourd'hui l'Assemblée nationale n'est même pas libre de son ordre du jour.
9 Robert Charvin sera amené à indiquer au moment des questions qu'il reste un partisan de la primauté institutionnelle de l'État, seul apte à soutenir un changement de régime économique et social mettant radicalement en cause les intérêts de la haute finance. Le fédéralisme en Ukraine, oui, peut-être, et même sans doute, mais pas en France, qui est un État-nation anciennement constitué.