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Daniel Amédro

 

Juillet 2022

 

 

 

Marx, la lutte des classes, les classes et l’État

 

 

Sur le moindre sujet, il y a mille manières de parler de Karl Marx, et le plus difficile est de ne pas s’égarer, tant la matière est abondante, et divers et variés les débats auxquels elle peut donner lieu.

 

Je vais me concentrer, dans le cadre de cette première conférence, sur les années au cours desquelles Marx et Engels font une série d’avancées qui concernent notre sujet, c'est-à-dire les années au cours desquelles, avançant vers le matérialisme historique, ils sont évidemment conduits à aborder les questions des classes, de la lutte des classes et de l’Etat ; je veux parler des quatre années qui vont des Manuscrits de 1844 au Manifeste du parti communiste (1848), en passant par les Thèses sur Feuerbach (1845), L’Idéologie allemande (1845-1846), et Misère de la philosophie (1847).

 

Je vais utiliser une conférence de Maurice Godelier intitulée «Ordres, classes, État chez Marx » ; conférence qu’il a donnée en 1990 à l’occasion d’un colloque à Rome dont les actes ont été publiés en 1993 par l’École française de Rome sous le titre « Visions sur le développement des États européens. Théories et historiographies de l’Etat moderne ». J’utiliserai aussi « Cinq études du matérialisme historique », qu’Etienne Balibar a publié en 1974.

 

Tout Marx – loin de là – n’est pas dans les cinq textes que je viens de mentionner, par contre ils donnent à voir un ‘’précipité philosophique’’ dont on peut dire qu’il va avoir, et pour de longues années, un caractère génératif. 

 

Je vous propose trois ensembles de réflexions :

  1. Les ordres et les classes

  2. Les classes et la lutte des classes

  3. L’Etat

 

Encore une remarque avant de commencer. J’ai bien conscience qu’aujourd’hui ce vocabulaire peut paraître suranné, pour ne pas dire plus ; de fait, dans le débat public contemporain, ces mots ne sont plus guère employés, et ils sont même souvent dénigrés ou disqualifiés ou refoulés. L’un des objectifs de cette conférence va être de leur rendre un peu du lustre qu’ils ont perdu, en tout cas c’est ce que j’espère.

 

 

1. Ordres et classes

 

La notion de classe n’est pas évidente chez Marx parce qu’il ne l’emploie pas toujours de la même manière. Dans certains textes, il la distingue très clairement de la notion d’ordre (d’ancien régime), comme dans ces deux passages de l’Idéologie allemande :

 

« Du seul fait qu’elle est une classe et non plus un ordre, la bourgeoisie est contrainte de s’organiser sur le plan national, et non plus sur le plan local, et de donner une forme universelle à ses intérêts communs ».

 

« La différence de la classe avec l’ordre apparaît surtout dans l’opposition entre bourgeoisie et prolétariat ».

 

Ou bien dans ce passage de Misère de la philosophie :

 

« Les conditions économiques avaient d’abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une condition commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte, dont nous n’avons signalé que quelques phases, cette masse réunie, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu’elle défend deviennent des intérêts de classe. Mais la lutte de classe à classe est une lutte politique ».

 

Ou bien encore dans ce passage du Manifeste :

 

« À mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, se développe aussi le prolétariat, la classe des ouvriers modernes qui ne vivent qu’à condition de trouver du travail et qui n’en trouvent que si leur travail accroît le capital ».

 

Mais dans d’autres textes, le même Marx emploie le mot classe avec un sens plus large, comme dans ce passage du Capital :

 

« Dans le monde antique, le mouvement de la lutte des classes a surtout la forme d’un combat, toujours renouvelé, entre créanciers et débiteurs, et se termine à Rome par la défaite et la ruine du débiteur plébéien, qui est remplacé par l’esclave ».

 

Ou bien dans ce passage d’une lettre de Marx à Weydemeyer en 1852 :

« En ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent. Des historiens bourgeois avaient exposé bien avant moi l’évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient décrit l’anatomie économique ».

 

Pour ce qui est des historiens, Marx pense à François Guizot ; et, s’agissant des économistes, il pense à Quesnay, Smith et Ricardo.

 

Le premier sens du mot classe chez Marx, ou sens restreint, ou encore sens strict, désigne les groupes sociaux qui composent la société capitaliste moderne, groupes entre lesquels existent des rapports de domination et d’exploitation fondés sur les places différentes qu’occupent ces groupes dans le processus de production. Dans ce sens strict, les classes se distinguent des ordres en ce que les rapports de domination et d’exploitation sont fondés sur des raisons exclusivement économiques, et sur rien d’autre.

 

Dans le second sens, au contraire, le concept de classe recouvre à la fois les classes de la société capitaliste et les ordres et castes des sociétés pré capitalistes, qu’elles soient antiques ou féodales. Le concept de classe est utilisé dans ce cas dans un sens large ou générique.

 

Godelier fait remarquer que le sens strict prévaut dans l’Idéologie allemande, qui est un texte doctrinal, alors que c’est le sens large qui prévaut dans le Manifeste, qui est un texte de combat. 

 

Pourquoi trouve-t-on ces deux usages chez Marx ? On en est réduits aux hypothèses. Godelier en émet deux, pour sa part :

 

L’une, que Marx ait voulu mettre en évidence que « les ordres comme les classes reposaient sur des rapports d’exploitation et d’oppression » ; L’autre, qu’il ait voulu indiquer « que leur naissance et leur disparition correspondaient à des étapes différentes du développement de la production des conditions matérielles de l’existence ».

 

Pour Marx, toutes les sociétés hiérarchisées et étatiques peuvent relever du concept de classe lato sensu.

 

Il ne fait pas de doute que le fait que Marx ait utilisé le mot classe dans ces deux sens différents a été source d’équivoques. Des historiens ont cru, par exemple, que parce que Marx parlait de classes pour les sociétés antiques et féodales, il leur fallait chercher des classes dissimulées derrière les ordres de ces sociétés antiques et féodales. Mais, telle n’était pas l’intention de Marx : ce qu’il souhaitait simplement, c’était que les historiens reconsidèrent le regard qu’ils portaient sur cet objet historique bien connu qu’était le concept d’ordre ; qu’ils y voient des aspects nouveaux, qu’ils n’y avaient pas encore vus.

 

Pour le reste, Marx distingue bien les deux concepts. Godelier précise ainsi les choses :

 

« L’existence de classes au sens spécifique et moderne suppose l’égalité de principe, juridique, de tous les membres de la société face à l’Etat, égalité qui n’exclut pas leur inégalité matérielle et sociale dans l’accès aux moyens de production, aux moyens de subsistance, à l’argent et aux différentes formes de richesse ».

 

Et il poursuit : « Par contre, dans les sociétés à ordres ou à castes une telle égalité de principe entre les individus n’existe jamais et à la limite elle est impensable ».

 

Il faut bien voir qu’à partir du moment où l’égalité juridique de principe est proclamée, il ne reste plus qu’un moyen pour obliger les gens à travailler, c’est de les exclure de la propriété des moyens de production et des moyens de subsistance, de sorte qu’ils soient contraints de vendre ‘’librement’’ leur force de travail pour vivre. Cette expropriation est un moyen économique, c’est-à-dire une force matérielle, mais qui ne repose pas sur l’usage direct de la violence. Elle a produit deux types d’effets :

  • Elle a d’une part comme vertu de rendre les rapports entre les classes bien moins complexes que ne l’étaient naguère les rapports entre les ordres, où les cadres de travail contraint étaient multiples et variés ;

  • D’autre part, elle a pour effet de rendre tout un chacun particulièrement sensible aux conséquences du fait d’être exclu de la propriété des moyens de production et de subsistance. Cette conscience nette et claire du nouvel état de choses n’est sans doute pas pour peu dans la combativité ouvrière dès le XVIIIè siècle.

 

 

2. Lutte des classes et classes

 

Commençons avec cette phrase bien connue par laquelle débute la 1ère partie du Manifeste

 

« L’histoire des sociétés jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes ».

 

Et, -immédiatement après, -Marx et Engels énumèrent, à titre d’exemples, une série d’oppositions historiques :

 

« Hommes libres et esclaves, patriciens et plébéiens, barons et serfs, maîtres de jurandes et compagnons, en un mot, oppresseurs et opprimés… ».

 

En deux phrases, le décor a été planté.

 

Quelques premières remarques à propos de ces deux phrases :

  • Il faut d’abord retenir l’ordre dans lequel les deux phrases sont exposées, qui indique que Marx et Engels placent la lutte des classes avant les classes. C’est la lutte des classes qui, selon eux, détermine l’existence des classes ; qui détermine leurs configurations, leurs évolutions ; et non l’inverse. Les classes ne sont pas des choses, des substances, qui commenceraient par exister, et qui entreraient ensuite en lutte. C’est la lutte des classes qui constitue la réalité sociale première, et c’est d’elle qu’il faut partir ; c’est elle qui imprime sa marque sur les classes, leurs contours, leurs objectifs, leurs formes d’action ; et c’est encore elle qui nous mènera à la connaissance des classes.

  • Cette première remarque, qui peut sembler anodine, voire pinailleuse, me conduit à une deuxième remarque : la conscience de classe n’est pas créée par une classe à la façon où un individu invente ses idées. Elle n’est pas inventée, mais produite. Produite, dans des conditions matérielles données, par la lutte des classes.

  • Troisième remarque : on ne peut ne pas remarquer que l’idéologie bourgeoise prend le contrepied exact de cette position : elle est tout à fait prête à reconnaître l’existence des classes, et même elle ne rechigne pas à distinguer « classes/sous-classes/sous-sous-classes », mais il y a une chose dont elle ne veut pas entendre parler, c’est de leur antagonisme. Elle préfère de beaucoup parler de dialogue, de partenaires sociaux, de société apaisée. Placée devant l’évidence de la lutte des classes, elle nie encore et elle ruse : c’est ainsi qu’elle va prétendre que la lutte des classes n’est qu’un phénomène contingent, correspondant, par exemple, aux erreurs de jeunesse du capitalisme, au XIX è siècle, ou bien à des périodes marquées par une forte influence du communisme, comme à la Libération.

  • Ces réflexions suggèrent enfin que la centration sur les classes est une centration sur des objets changeants et fluctuants, que la lutte des classes (conduite, ne l’oublions pas, par la classe dominante) peut rendre régressifs, voire évanescents (exemple : la classe ouvrière), ou, au contraire, dominants, voir omniprésents (exemple : la classe moyenne). Bref - et pour clore cette première série de remarques : le sujet c’est la lutte des classes, pas les classes.

 

 

 

3. État

 

S’agissant des idées de Marx sur l’Etat, il faut bien distinguer deux moments : le Manifeste de 1848 et les écrits postérieurs à la Commune.

 

3.1. En 1848

 

Le Manifeste nous apprend beaucoup de choses sur l’action de l’Etat, sur son programme, sur son rôle dans la lutte des classes. Dans la deuxième partie, Marx et Engels énumèrent les mesures à prendre par le prolétariat une fois qu’il se sera imposé comme classe dominante. Attention, citation un peu longue !

 

« 1. Expropriation de la propriété foncière et confiscation de la rente foncière au profit de l’Etat. 2. Impôt fortement progressif.  3. Abolition de l’héritage.  4. Confiscation de la propriété de tous les migrants et de tous les rebelles. 5. Centralisation du crédit dans les mains de l’Etat, par le moyen d’une banque nationale avec le monopole exclusif. 6. Centralisation, dans les mains de l’Etat, de tous les moyens de transport. 7. Augmentation des manufactures nationales et des instruments de production dans les mains de l’Etat, défrichement des terrains incultes et amélioration des terres cultivées d’après un système général. 8. Travail obligatoire pour tous, organisation d’armées industrielles, particulièrement pour l’agriculture. 9. Combinaison du travail agricole et industriel, mesures tendant à la fusion graduelle de la ville et de la campagne. 10. Éducation publique et gratuite de tous les enfants, abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu’il est pratiqué aujourd’hui. Combinaison de l’éducation avec la production matérielle, etc. ».

 

 

Trois notions dominent ce texte :

1. l’Etat (cité ou supposé presqu’à chaque point),

2. « l’organisation du prolétariat en classe dominante » et

3. la transformation des rapports de production ;

 

Et une idée fournit sa cohérence à l’ensemble : préparer le passage du capitalisme à la société sans classes, c'est-à-dire au communisme. Autrement dit, le processus de réalisation des objectifs historiques du prolétariat passe par ces mesures. Autrement dit encore, ce programme vise à réaliser la tendance à la disparition des antagonismes de classe annoncée par le Manifeste.

 

J’insère ici une question, avant de poursuivre sur les mesures. Cette question est la suivante : comment se fait-il que cette tendance historique nécessaire à la résorption des antagonismes de classes ait besoin d’un tel programme, si ferme et déterminé, si énergique ?  Pourquoi donc cette tendance historique nécessaire a-t-elle besoin d’être poussée en avant à ce point ? N’y a-t-il pas là un paradoxe ? Ne pourrait-on se contenter d’attendre que l’ainsi dite ‘’tendance historique nécessaire’’ déploie ses effets jusqu’à ce que la révolution survienne comme un fruit mûr ?

 

Il nous faut revenir, pour comprendre, à un passage déjà cité :

 

« L’histoire des sociétés n’a été que l’histoire des luttes de classes.

Hommes libres et esclaves, patriciens et plébéiens, barons et serfs, maîtres de jurandes et compagnons, en un mot, oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée ; une guerre qui toujours finissait par une transformation révolutionnaire de la société tout entière ou par la destruction des deux classes en lutte ».

 

Marx et Engels disent dans ce paragraphe que le communisme n’est pas un idéal moral, mais le résultat de l’histoire réelle ; qu’il est le résultat d’une histoire « ouverte », qui n’est pas écrite d’avance. Un avenir, il y en aura un ; nécessairement ; et il est matériellement déterminé ; c’est-à-dire déterminé par les forces matérielles ; mais il n’est pas prédéterminé ; c’est-à-dire que la tendance historique ne se réalise pas automatiquement. Il y faut un engagement politique du prolétariat ; mais un engagement approprié, s’inscrivant – justement - dans la tendance historique, et nécessaire à la réalisation de celle-ci.

 

Ceci étant dit, qui devait l’être, je reviens au programme du Manifeste et à la conception de l’Etat qui le traverse. Marx et Engels y parlent ainsi de l’Etat :

 

Au sujet des instruments de production, ils parlent de « […] centraliser tous les instruments de production dans les mains de l’Etat, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante […] ».

 

Dans L’Etat et la révolution, Lénine trouve cette définition « intéressante au plus haut point » car elle indique clairement la nécessité pour le prolétariat d’organiser sa domination politique pour « mater » la bourgeoisie, mais intéressante aussi parce qu’elle véhicule une vision de la classe dominante, de toute classe dominante quelle qu’elle soit, comme étant organisée pour sa domination. Le Manifeste dit ce qu’il doit en être pour le prolétariat. Les dix mesures citées tout à l’heure en constituent le socle. Mais il dit aussi ce qu’il en est pour la bourgeoisie :

 

Elle s’organise en classe dominante « dans l’Etat représentatif moderne » au sein duquel « le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière ».

 

Cette première conception de l’Etat va être remise en question après la Commune.

 

3.2. Après la Commune

 

Une trentaine d’années plus tard, en 1877, Marx s’exprime sur l’Etat dans l’Anti-Dühring, dans un chapitre du livre d’Engels rédigé par lui :

 

L’Etat est « le représentant officiel de toute la société, sa synthèse en un corps visible », mais cette synthèse n’existe « que pour un temps, comme état de la classe qui, pour son temps, représentait elle-même toute la société ».

 

Quand et pourquoi l’Etat est-il apparu ? Réponse également dans l’Anti-Dühring :

 

« L’Etat - auquel les groupes appartenant aux communautés d’une même tribu avaient abouti dans leur évolution pour, au début, simplement ne pas perdre de vue leurs intérêts communs et pour se défendre contre l’extérieur - eut désormais tout autant pour fin de maintenir par la violence les conditions de vie et de domination de la classe dominante contre la classe dominée ».

 

Autrement dit, les deux fonctions de l’Etat sont les suivantes :

  • Gérer les intérêts communs aux divers groupes sociaux, maintenir, -y compris par la violence, -l’unité de la société, et la défendre contre les menaces extérieures ;

  • Maintenir les conditions de vie et de domination des dominants.

Autrement dit encore, pour comprendre l’Etat, il faut remonter aux ordres et classes qui structurent la société ; et pour comprendre ces ordres et classes eux-mêmes, il faut remonter aux différentes formes de propriété/expropriation qui en assurent l’existence.

 

Cette façon d’envisager les choses a une conséquence : l’Etat en tant que tel ne s’abolit pas. Il peut, certes, dépérir et s’éteindre ; mais, s’il en est ainsi, c’est parce que, en amont de l’Etat, la division de la société en classes dominantes et classes dominées a elle-même disparu.

 

Tout cela est intéressant, mais il faut aller plus loin encore. Le grand geste théorique qu’effectuent Marx et Engels à cette époque, est ce que Balibar appelle une « rectification » du Manifeste. Cette rectification se fait à la lumière de l’expérience de la Commune.

 

Voyons cela de près. La rectification consiste en ceci que Marx avance une nouvelle définition de l’Etat. Il distingue maintenant le pouvoir d’Etat et l’appareil d’Etat. L’Etat devient donc un concept complexe qui articule ces deux aspects.

 

Balibar présente ainsi la thèse de Marx :

 

« Le pouvoir politique d’une classe dominante comme la bourgeoisie ne s’exerce pas ‘’directement’’, mais ‘’indirectement’’, en un double sens ».

 

Il ne s’exerce pas directement parce que, d’une part, la domination économique ne peut pas tenir lieu de domination politique ; la domination économique ne se suffit pas à elle-même ; la lutte de classes proprement économique doit être prolongée par une lutte des classes proprement politique.

 

Et le pouvoir politique ne s’exerce pas directement parce que, d’autre part, la classe dominante n’y intervient pas en tant que telle, comme collectivité constituée.

 

En ce sens, dit Balibar, « l’Etat capitaliste, l’Etat de la classe capitaliste, ce n’est jamais l’Etat des capitalistes (ce n’est jamais un ‘’syndicat’’ de capitalistes) ».

 

Et voici le point :

 

Représentants

de la classe dominante

 

Appareil

d’Etat

 

 

 

 

Société

 

 

« En fait, dit Balibar, le pouvoir politique d’une classe dominante s’exerce réellement par l’intermédiaire d’un appareil spécialisé, placé ‘’au-dessus’’ de la société, c'est-à-dire au service de la classe dominante ».

 

On a donc deux séries de rapports :

  • D’une part, le pouvoir de fait de représentants de la classe dominante (une fraction déterminée de celle-ci) sur l’appareil spécialisé de l’Etat ; ce pouvoir peut être le résultat de luttes historiques entre les classes ou même entre les fractions d’une même classe1 ;

  • D’autre part, le pouvoir de l’appareil spécialisé de l’Etat sur la société. On a affaire ici à un pouvoir non de fait, mais légalement organisé.

 

Le pouvoir politique d’Etat ne se réalise donc pas sous la forme d’un rapport d’une classe à l’autre : il est médiatisé par l’appareil d’Etat. Ce dernier réalise sous une forme spécifique la domination de la classe ou fraction de classe dominante tout en la dissimulant aux yeux de la société, de sorte que le pouvoir politique se présente comme un pouvoir de l’Etat lui-même sur la société.

 

On voit bien ici, au passage, que la critique de l’Etat qui se limite à une mise en cause de celui-ci et qui ne remonte pas aux rapports de force politiques au niveau de la classe dominante (ou de ses fractions) est illusoire. Il faut toujours se demander quel rapport de forces l’Etat réalise.

 

Voyons maintenant quelles conséquences va avoir la thèse marxienne sur la suite de l’analyse, et en particulier sur la conception de la politique.

 

Je répète ce que nous venons de voir : le pouvoir politique de la classe dominante est dissimulé sous l’apparence du pouvoir de l’Etat lui-même. La société (classes dominantes aussi bien que classes dominées) n’a affaire qu’à l’Etat, et non à la classe dominante. Donc, les classes ne se font pas face. L’Etat traite avec des individus ‘’libres et égaux’’, qui vont à l’école, qui votent, qui sont élus, qui sont salariés, etc., etc.

 

Bien. Et comment l’exercice du pouvoir politique par la classe dominante invisible va-t-il se réaliser ? Il va se réaliser par l’intermédiaire de ‘’représentants’’; mais des représentants qui ne sauraient être ceux de la classe dominante invisible ; des représentants qui ne peuvent être que ceux du peuple tout entier. À charge pour la classe dominante, évidemment, d’organiser l’appareil d’Etat pour que ce schéma se réalise. Cette construction, inscrite dans la durée, soumise à des compromis en fonction des luttes de classes, a un nom : c’est la démocratie bourgeoise.

 

Balibar formule ainsi les choses : « Les représentants de la classe bourgeoise qui exercent le pouvoir qu’elle détient sur l’appareil d’Etat doivent alors, d’une façon ou d’une autre, être transformés en représentants ‘’du peuple’’ entier ».

 

Marx disait déjà une chose semblable dans le Manifeste :

 

« Pour atteindre ses fins politiques propres, la bourgeoisie doit mettre en branle le prolétariat tout entier ».

 

À la lumière des développements qui précèdent, toutefois, les choses sont encore plus claires.

 

Regardons maintenant ce que toutes ces idées ont comme conséquence sur la pratique de la politique dans le cas de la dictature du prolétariat. L’expérience de la Commune va se révéler précieuse pour aider Marx à penser cela, et la distinction entre pouvoir d’Etat et appareil d’Etat aussi.

 

Jusqu’à présent, le renforcement du pouvoir d’Etat d’une classe et celui de l’appareil d’Etat sont toujours allés de pair. Cela change avec la dictature du prolétariat.

 

« Le renforcement du pouvoir d’Etat a pour condition, dit Balibar, l’affaiblissement de l’appareil d’Etat ou, plus exactement, la lutte contre l’existence de l’appareil d’Etat ».

 

Et pourquoi cela ? Parce que la machine d’Etat que la nouvelle classe dominante trouve devant elle au moment où elle accède au pouvoir d’Etat – machine construite par et pour l’ancienne classe dominante – cette machine d’Etat ne peut pas ne pas travailler pour cette ancienne classe dominante ; elle ne peut pas travailler pour la nouvelle. Le prolétariat ne peut pas reprendre à son compte un instrument construit pour la bourgeoisie. Il doit donc, comme le dit Balibar, engager « la lutte contre l’existence de l’appareil d’Etat ».

 

Cette situation, pour être viable ou soutenable, suppose deux choses :

  • D’une part, il faut développer, à côté de l’appareil d’Etat, et contre lui, pour le contrôler, des organisations politiques de masse des travailleurs ; les élus et fonctionnaires seront, dit Marx, responsables et révocables devant elles.

  • D’autre part, et surtout, il faut que la pratique politique s’insinue dans la sphère du travail, de la production. Il faut en finir avec la séparation entre ‘’politique’’ et ‘’économie’’.

 

On voit bien ce qu’apporte à Marx la méditation de l’expérience de la Commune par rapport au Manifeste. Dans le texte de 1848, on peut trouver l’idée de l’Etat comme « organisation de la classe dominante », laquelle pourrait aussi bien être la bourgeoisie que le prolétariat, de sorte que le Manifeste laisse la porte ouverte aussi bien à un Etat bourgeois qu’à un Etat prolétarien.

 

Or, nous venons de voir qu’après la Commune Marx distingue nettement deux cas de figure : quand c’est la bourgeoisie qui « s’organise en classe dominante », elle le fait en développant l’Etat ; mais quand c’est le prolétariat qui « s’organise en classe dominante », il fait les choses bien différemment.

 

Balibar dit que « le prolétariat « s’organise en classe dominante » seulement en faisant surgir à côté de l’appareil d’Etat et contre lui des formes de pratique et d’organisation politiques totalement différentes : donc en fait en détruisant l’appareil d’Etat existant, et en le remplaçant non pas simplement par un autre appareil, mais par l’ensemble d’un autre appareil d’Etat plus autre chose qu’un appareil d’Etat ».

 

En particulier, en dictature du prolétariat la répression n’est pas seulement assurée par l’appareil d’Etat (comme dans toutes les sociétés de classe, y compris – il faut y insister - démocratiques), mais aussi, c ette répression donc, est assurée, de manière croissante, par ce que Balibar appelle un pouvoir « général », à savoir « les masses organisées de travailleurs que dirige le prolétariat ». Soit une réalité contradictoire, faite ‘’d’Etat’’ et de ‘’non-Etat’’. Entendons-nous bien : ‘’non-Etat’’, pas au sens de ‘’zéro-Etat’’, mais au sens positif de présence d’un autre terme en lutte contre le premier.

 

Une idée s’impose nettement à l’issue de ces analyses, c’est l’importance cruciale, stratégique, fondamentale, de la question du parti. Je la laisse de côté parce qu’elle est aux limites de mon sujet, mais c’est une sacrée question.

 

Que peut bien devenir la politique dans ces conditions ? Marx ne nous éclaire pas beaucoup sur cette question. Aussi bien, Marx, on le sait, n’aime pas se projeter dans l’avenir ; ou alors, comme dit Balibar, il « nous parle de l’avenir [en nous parlant] aussi et avant tout du présent ». En 1847, Marx et Engels lient la fin de l’Etat et la fin de la politique. Mais l’expérience de la Commune leur a montré quelque chose de différent ; elle leur a montré la constitution d’une autre forme de politique ; la politique faite par des producteurs ; contre le pouvoir d’Etat, par exemple sous la forme des ‘’clubs’’ de travailleurs-soldats et de leurs familles.

 

 

Balibar résume ainsi cette situation complexe :

 

  • « D’un côté, c’est la tendance à la destruction de l’Etat, donc la tendance à la disparition de la politique en tant qu’elle s’identifie avec la lutte de classe pour et dans l’Etat ;

  • Mais c’est aussi, [d’un autre côté], la tendance à la constitution d’une nouvelle forme de ‘’politique’’ ou, mieux, d’une nouvelle pratique de la politique, bien que celle-ci soit nécessairement commandée d’abord par les impératifs d’une lutte de classe, donc constituée contre l’Etat et par rapport à lui. Et cette deuxième tendance est la condition même de réalisation de la première, puisque seule elle représente l’originalité historique du prolétariat de façon positive, et lui donne les moyens de sa lutte ».

 

Voilà ce qu’on pouvait dire sur notre sujet à partir du Manifeste et de sa ‘’rectification’’ après la Commune. Il est bien clair qu’il y aurait, à partir de ce travail, un autre chantier à ouvrir, qui serait celui de la politique aujourd’hui ; du parti aujourd’hui. Il est ‘’manifeste’’, si je puis dire, que la réflexion de Marx/Engels peut encore nous servir de guide aujourd’hui. En même temps, on perçoit combien les conditions ont changé. La lutte des classes a changé de forme. Elle n’est d’ailleurs perçue comme telle que par une minorité de citoyens. La dimension planétaire des problèmes introduit un élément de complexité extraordinaire. Les moyens de la politique ne sont plus les mêmes. Et, pour ne rien arranger, il y urgence.

 

Merci de votre attention. Prochaine séance : Max Weber.

 

1 Cf. les révolutions de 1830 et de 1848-1851, mais aussi l’accession au pouvoir de de Gaulle en 1958.