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Catégorie : Amisdelaliberte
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 Témoignage de Grégori Jean


Maître de conférence à l'Université de Nice Sophia Antipolis,
directeur du département de Philosophie


Chers collègues, chers amis,


Je tiens d’abord à vous présenter mes excuses de n’être pas parmi vous ce soir — d’autres responsabilités me retenant ailleurs, bien malgré moi. Dans ce court témoignage, je voudrais brosser un portrait d’André tel que, peut-être, peu d’entre vous l’ont connu — le portrait d’André en tant que professeur. Et je le ferai en partageant très simplement avec vous trois souvenirs personnels qui, par petites touches, vous donneront je l’espère à voir quelque chose de ce professeur qu’il fut.


Premier souvenir donc :


par un hasard d’emploi du temps, André fut le premier professeur que je rencontrai en commençant mes études de philosophie à Nice — et son cours le premier que je suivis. C’était en 1999. La salle était vaste et pourtant bondée, remplie d’étudiants de tous niveaux mais aussi d’auditeurs libres, le tout formant un public tout à fait particulier qui m’impressionna beaucoup. L’intitulé du cours était laconique : « Pensée de l’action ». Après s’être assis, essoufflé par la montée de trois étages, et nous avoir scruté quelques secondes derrière ses larges lunettes qu’il avait soigneusement nettoyées avec un gros mouchoir en tissu — j’en garde une image extrêmement précise —, il nous donna immédiatement et sans préparation le sujet de ce qui fut ainsi ma première dissertation : « Si l’action humaine ne peut pas ne pas s’objectiver, quelle place a dans ce processus d’objectivation la lutte pour la reconnaissance ? » S’annonçait ainsi, sous une forme tortueuse qui plongea l’assistance dans une certaine stupeur, ce qui allait constituer le cœur de son enseignement — l’enchevêtrement de la poiesis et de la praxis, le caractère inextricable de leurs relations mais aussi le doute sur l’issue pacifique de leur dialectique et sur leur capacité à engendrer, comme il le répétait sans cesse, « des individus libres dans une société libre ». Mais ce que je retiens surtout de ce premier cours, c’est la voix de ce professeur que je découvrais, voix dont j’allais peu à peu apprendre qu’elle était essentielle à un style tout à fait particulier qui n’était pas seulement une manière d’enseigner ou de penser mais aussi de vivre — et dont je dirais qu’il constituait l’improbable synthèse d’une étrange violence et d’une extrême bienveillance.


Chaque cours commençait en effet comme un coup de révolver, projetant dans l’espace de la classe un flux très rapide et quasiment ininterrompu de paroles dont le propre était de former des boucles autour des idées, de les travailler avec générosité comme une matière vivante jusqu’à les avoir en quelque sorte épuisées, avant de se jeter littéralement sur les suivantes avec la même avidité. Pour l’anecdote, j’ai précieusement gardé la copie que je lui rendis alors. En marge d’un passage approximatif où j’essayais tant bien que mal de montrer comment, dans l’Etat hégélien, se conciliait la poursuite individuelle del’intérêt privé et la forme universelle de la liberté, André indiqua simplement, dans une graphie qu’il me fallut des années pour apprendre à déchiffrer : « Oui. Telle est du moins l’exigence du concept ». Si j’évoque ce point, c’est que je saisis rétrospectivement ce qu’il y avait à entendre derrière cette remarque — une chose à laquelle j’ai sans doute alors été sourd, mais dont j’allais apprendre qu’elle constituait, articulée à la violence et à la bienveillance dont je parlais à l’instant, le troisième élément du style du professeur que fut André : son rire. Ce rire si singulier, allant parfois jusqu’au fou rire — comme cette fois où il commenta le texte dans lequel Hegel écrit de Robespierre qu’il avait pris la vertu au sérieux —, ce rire qui allait me devenir si familier, je compris en effet progressivement qu’il avait chez lui une fonction pédagogique et philosophique tout à fait précise. Bien plus tard, je lui ai avoué qu’il m’avait fait comprendre Hegel — justement —, en me montrant les endroits où, en le lisant, il fallait rire. Il en fut lui-même amusé. Afin de compléter le portrait un peu maladroit que je tente ici de brosser du professeur Tosel, j’évoquerai plus brièvement deux autres souvenirs.


Le premier date de quelques années plus tard — à une époque où nous nous connaissions déjà mieux. Je cherchais alors un sujet pour ce que l’on appelait encore à l’époque la Maîtrise, et j’avais pris rendez-vous avec lui pour en discuter. Je l’attendais devant la porte de son bureau du quatrième étage et il arriva, comme toujours, essoufflé et trempé de sueur, un peu hirsute, portant une lourde sacoche pleine de livres. Il me salua puis, sans même ouvrir son bureau, s’approcha trop près de moi — violant comme à son habitude toutes les règles de la proxémique — et me regarda droit dans les yeux pour me dire avec un sourire : « Monsieur Jean, j’ai bien pensé à vous, et je sais sur quoi il faut absolument que vous travailliez : dites-nous ce que c’est, au fond, que la Raison ». Je fus particulièrement désappointé par cette proposition, non seulement parce que je ne le savais pas, mais aussi et surtout parce que, préoccupé par tout autre chose, je me demandai bien pourquoi André avait eu cette idée « en pensant à moi ». Je me détournai alors de lui et m’orientai vers la phénoménologie — et il n’en fut ni vexé ni déçu, ne manquant jamais une occasion de prendre des nouvelles de mes travaux et de me dire tout le bien qu’il pensait de la Critique de la raison dialectique. Mais si j’évoque ce point, c’est parce qu’à plus de quinze ans de distance, je comprends désormais qu’en me suggérant de travailler sur le problème de la Raison, il avait en effet bien pensé à moi, et je comprends également ce que signifiait ce « au fond » — car c’est bien le « fond » du tempérament philosophique de son étudiant que André avait perçu, auquel il avait été attentif, d’une manière telle que j’en suis aujourd’hui — en effet aux prises avec ce problème — assez sidéré.


Le dernier souvenir que je voudrais partager avec vous est à peine plus tardif.


Fatigué de la phénoménologie, je décidai de consacrer un mémoire de DEA à la pensée de Deleuze, et j’allai de nouveau voir André. Il m’accueillit avec cette même bienveillance que j’avais appris à lui reconnaître, et se montra même tout à fait enthousiaste — « Deleuze, il nous a tous éblouis », me dit-il alors. Ce mémoire sur Deleuze que j’entrepris sous sa direction n’aboutit jamais, et c’est comme professeur que je le retrouvai l’année suivante, pour un cours sur Durkheim alors au programme de l’agrégation et dont il nous expliquait qu’il était un pur métaphysicien — ce qui le faisaitégalement beaucoup rire. Mais à l’occasion d’un certain nombre d’épreuves personnelles difficiles que je traversais alors et pour lesquelles il fut d’un grand secours amical, je découvris alors chez André une chose que je n’ai plus jamais éprouvé de manière aussi frappante : une capacité à rompre brutalement la trame d’un échange normé par des conventions sociales et professionnelles, pour instituer tout à coup un rapport entre personnes. Je ne sais comment exprimer cela : son regard, le ton de sa voix, l’amplitude de ses gestes, l’atmosphère très particulière dont il entourait ses interlocuteurs, changeaient brusquement, comme dépouillés de tout ce qui empêche habituellement une parole vraie de se manifester et de toucher au cœur — et un être humain de parler en toute nudité à un autre être humain.


Ce dont témoignent pour moi ces trois souvenirs que j’ai très simplement voulu, en guise d’hommage, partager avec vous, c’est qu’il y avait chez André — comment le dire autrement ? — une profonde violence — dans sa manière d’enseigner, dans ses rires, dans sa voix et dans ses geste, dans les relations qu’il pouvait entretenir avec ses étudiants mais aussi dans son amitié — qui constituait l’envers d’une immense générosité, d’une extrême bienveillance, d’une très profonde sollicitude, ou mieux, qui se confondait tout simplement avec elles parce qu’elles ne pouvaient s’exprimer que dans une sorte de mise à nue qui, peut-être, constituait pour lui la conception qu’il se faisait, en tant que philosophe, en tant que professeur, mais aussi en tant qu’homme, de ce que devait être la vérité.