Maurice Fréchuret
Picasso, Trois repères
Rencontre de la Pensée Critique du 10 février 2015 :
Parler en une heure d'un artiste qui a créé quelque 50.000 œuvres couvrant des disciplines artistiques très diversifiées est un véritable défi à la raison ! Pour le relever Maurice Fréchuret a choisi de présenter trois œuvres constituant autant de repères, de jalons, dans la vie de Picasso : Les demoiselles d'Avignon, Guernica et La joie de vivre.
I. Les demoiselles d'Avignon, huile sur toile, 243,9 x 233,7, 1907 (Museum of modern art, New York)
Chef d'œuvre majeur, non seulement de l'œuvre de Picasso mais aussi de l'ensemble du paysage artistique du XXè siècle. Picasso a 26 ans quand il crée ce tableau. Il est arrivé à Paris, là où tout se joue à cette époque là, au début du siècle. Il a une vingtaine d'années et l'envie de réussir. Et il en a les moyens. Il est installé au bateau-lavoir, à Montmartre. Dès 1905-1906, les collectionneurs s'intéressent à lui. Les demoiselles d'Avignon, qu'il crée en 1907, étonne ses amis, qui se demandent comment un jeune homme de 25-26 ans a pu réaliser une oeuvre aussi étonnante, effroyable, inquiétante. Et d'abord ce titre bizarre. Picasso a en tête la rue d'Avignon à Barcelone, qui est la rue des prostituées, des maisons closes. Le tableau représente cinq personnages. Nues. Qui, pour certaines d'entre elles, affichent les signes de la féminité : les seins, le ventre, le sexe. Une tenture, peut-être un miroir. Nous sommes dans une maison close.
D'autres très grands peintres ont abordé ce thème. Ingres peint Le bain turc en 1862 ; Delacroix Les femmes d'Alger en 1834 ; Gérôme le Bain au harem en 1876 ; Lecomte du Nouy L'esclave blanche en 1888 ; Toulouse-Lautrec La Rue des Moulins en 1894-95 ; Rosati (1858-1917) La danse du ventre au harem. Il faut aussi citer les artistes "pompiers". Le thème est récurrent à cette époque.
Picasso, qui a réalisé des dizaines et des dizaines d'études préparatoires, en fait tout autre chose. Le côté provocation est nettement moindre que dans les œuvres des autres artistes. Le sujet est beaucoup plus maîtrisé, et surtout la technique est beaucoup plus intéressante. Le langage cézannien, le cubisme, qui consiste à peindre selon le vocabulaire de la géométrie (cube, cylindre, triangle...) et à épurer la peinture de tout effet sentimentaliste, est maîtrisé et revendiqué en 1907, et même déjà en 1906 comme l'atteste la Femme nue assise1.
Le tableau représente cinq personnages féminins, autour d'une nature morte, au centre du tableau en bas. Le personnage de gauche tient une peinture de sa main gauche. Et puis il y a les reflets bleus et blancs, qui correspondent peut-être à un miroir. Maurice Fréchuret montre des croquis qui donnent une idée de l'importance du travail préparatoire de Picasso.
D'où vient tout ceci ? Picasso a fait des emprunts à des arts très différents : arts primitifs, arts africains (fréquentés assidûment au Musée de l'homme), ibériques, Matisse (Le nu bleu). Mais il se ressaisit de toutes ces influences et les soumet à son regard et à son génie. Les deux personnages les plus étonnants sont ceux de droite, qui ont quelque chose de moins humain. Les deux personnages centraux peuvent être perçus de face ou de profil. Picasso a imaginé qu'en se déplaçant on pouvait voir deux aspects du même personnage. Pour obtenir cet aspect tridimensionnel, au XVIè siècle, on jouait sur les miroirs. Voir par exemple Van Eycke, le Mariage des Époux Arnolfini (1434) ou Velasquez, Les Ménines (1656). Voir aussi Dali. Plusieurs artistes vont travailler, pendant quelques années, dans cette lignée ouverte par Picasso et aussi Georges Braque ; former ce qu'ils appelaient eux-mêmes une "cordée " : Jean Metzinger, Umberto Boccioni, Kasimir Malevitch.
Le cubisme, en 1910-1911, c'est une révolution. La France est en paix. Elle consomme. Quelques "trubliones" se font néanmoins entendre pour le droit de vote des femmes. Les Demoiselles d'Avignon représentent une révolution douce. Il y a un avant et un après.
II. Guernica, huile sur toile, 349,3 x 776,6, 1er mai-4 juin 1937 (Musée Reina Sofia, Madrid)
Guernica est ce petit village du nord de l'Espagne bombardé par la Luftwaffe, le 26 avril 1937, un jour de marché. Une grande partie de la ville est détruite. Le nombre des victimes est considérable. Les allemands se livrent là, disent-ils eux-mêmes, à un essai quasi scientifique. Ils veulent tester des matériels et aussi la réaction de la population à une telle violence. Picasso réagit très vite. Le gouvernement républicain espagnol lui avait commandé, en janvier 1937 déjà, une peinture murale pour l'exposition internationale de Paris de 1937, mais il hésitait. Suite à la tragédie, il décide de peindre Guernica. Il peint son tableau en un peu plus d'un mois, sans relâche. Les séquences ont été photographiées par sa compagne de l'époque, Dora Maar, qui est une photographe, et qui assiste à son intense labeur. Le résultat - un tableau en noir et blanc (et camaïeux de gris) - est une des œuvres du XXè siècle les plus étonnantes qui soient, au contenu politique très fort : c'est un message de douleur et d'effroi. A gauche, une femme qui tient son enfant et crie sa douleur. En bas des cadavres. Au centre, un cheval éventré qui crie sa douleur lui aussi ; une ampoule électrique nue, qui l'inonde d'une lumière blafarde, donne encore un aspect plus froid à l'ensemble de l'œuvre. A droite, le visage d'une femme hurlant ; et, au dessous d'une fenêtre, une autre femme qui crie sa douleur.
C'est un tableau qui aura des résonances dans la peinture de Picasso. Voir La femme qui pleure (1937), L'aubade (1942), la Nature morte au crâne de boeuf2 (1942), la Tête de taureau3 (1942), Tête de mort, lampe, cruches et poireaux (1945) ou bien encore Le charnier (1945), alors qu'on vient de découvrir les camps. Doit aussi être rattaché à Guernica La guerre et la paix de la chapelle du château de Vallauris.
Maurice Fréchuret précise que cette énumération ne doit pas faire penser que Picasso est un peintre d'histoire. Il ne l'est assurément pas. Mais, quand les événements sont forts, majeurs, alors, -oui, -il entre en résistance avec sa peinture. Pendant la guerre, son engagement c'est la peinture. Otto Abetz, l'ambassadeur nazi, qui aperçoit chez lui, rue des Grands-Augustins, une photo de Guernica, lui demande : "C"est vous qui avait fait cela ?" ; et Picasso : "Non… vous". S'il n'est pas un peintre d'histoire, Picasso est cependant un homme engagé, membre du Parti communiste français4.
Des massacres, il n'y a pas que Picasso qui en a "faits", s'il est permis de s'exprimer ainsi. Tal Coat réalise en 1936-37 Massacres. L'artiste italien Ennio Morlotti s'empare aussi de cette thématique ; Agenore Fabbri, Graham Sutherland et Francis Bacon également.
III. La joie de vivre, ripolin sur fibrociment, 120 x 250, 1946 (Musée Picasso, Antibes)
Cette oeuvre a été peinte au château des Grimaldi d'Antibes, devenu par la suite musée Picasso. L'artiste s'installera à Vallauris quelques années plus tard. On est en 1946, presque dix ans après Guernica, et la France n'est en guerre avec personne (cela ne va pas durer...) ; libérée ; elle oublie ce qu'elle a vécu ; "Le temps au beau fixe", titre Jeudi-Cinéma du 3 octobre 1948.
La joie de vivre est réalisée avec des plaques de fibrociment, celles de la reconstruction. Picasso utilise de la peinture glycérophtalique, celle-là même qu'utilisent les pêcheurs pour entretenir leurs embarcations. À cette époque-là, Picasso fait des séjours sur la Côte d'Azur. Il aime la chaleur, les bains, les femmes. Il se sent un peu dans son pays natal. Antibes, pour Picasso, c'est aussi l'évocation de la Grèce, qu'il connaît et qu'il aime. La joie de vivre reflète cela aussi. La femme qui partage sa vie est alors Françoise Gilet, la femme-fleur comme il l'appelle. De leur relation vont naître Claude et Paloma, qui vont rapidement intégrer la peinture de Picasso.
La Joie de vivre est une bacchanale, une danse ; c'est le bonheur d'être père ; de vivre avec une femme très jolie ; le bonheur d'être sur la Côte d'Azur, dans une France libérée du joug nazi.
Là aussi, il y a des résonances antérieures et postérieures chez Picasso lui-même, par exemple La guerre et la paix (1952). Résonances aussi chez Puvis de Chavannes (La rivière, 1864) ; chez Matisse ou Renoir.
Que voyons-nous ? Un paysage azuréen. Au milieu, un cheval ailé. La bacchanale, la farandole des femmes, la musique. C'est le bonheur. "Quand j'arrive à Antibes, disait Picasso, je suis repris par l'Antiquité" ; et il y a de la grécité dans ce tableau.
Ces trois repères, indique Maurice Fréchuret pour conclure, permettent de comprendre combien l'œuvre de Picasso est immense, diversifiée. Il peut être aussi bien dans la recherche assidue avec Les demoiselles d'Avignon ; homme de combat avec Guernica ; amoureux des choses de la vie, des choses de l'amour, des choses ensoleillées avec La joie de vivre. Picasso est quelqu'un qui respire "haut", qui sait où prendre les bonnes choses ; quelqu'un qui va travailler constamment jusqu'à la fin de sa vie. Au seuil de sa mort, il continue de travailler dans son atelier. Pour le plaisir de nos yeux et pour aiguiser notre regard. Picasso a transformé considérablement le paysage artistique du XXè siècle.
Daniel Amédro
(D'après un enregistrement audio
et la présentation visuelle de M. Fréchuret)
1 Ne pas hésiter à dérouler la page : le tableau est en 19è position.
2 Nota bene : le tableau est en 12è position dans la page.
3 Pour Maurice Fréchuret, on pourrait tout aussi bien dire Squelette de tête de taureau...
4 De l'automne 1944 à sa mort en 1973.