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Jean-Pierre Dubois
Jean Vigo, Une vie et une œuvre hors normes
Jeudi 19 juin, les Amis de la liberté proposaient non pas une conférence mais une "causerie illustrée" de Jean-Pierre Dubois sur Jean Vigo. Le conférencier, qui se présente lui-même comme un passionné de cinéma, un animateur de ciné-clubs, a été professeur dans des sections "cinéma" au lycée Parc Impérial. Il prête également son concours, en novembre de chaque année, au festival de cinéma à Vence.
Jean Vigo - le Rimbaud du cinéma a-t-on pu dire de lui - est un cinéaste de l'entre-deux guerres tout à fait atypique dont le parcours - on va le voir - a été météorique, mais qui occupe néanmoins dans le cinéma français une position mythique. C'est ainsi, - indices parmi d'autres, -que nombre de salles de cinéma ou d'espaces culturels, à commencer par l'Espace Magnan à Nice, portent son nom ; de même un lycée de Millau ; en outre, depuis 1951, il existe un Prix Jean Vigo, qui récompense l'auteur "d'un film qui se caractérise par l'indépendance de son esprit et la qualité de sa réalisation".
Jean Vigo est le fils d'Eugène Bonaventure de Vigo, dit Miguel Almereyda1, militant anarchiste. Inutile de dire qu'il est régulièrement inquiété par la police et qu'il va goûter aux geôles de la République. La famille Vigo mange de la vache enragée. En 1906, il crée La Guerre Sociale et en 1913 Le Bonnet Rouge, qui auront beaucoup de succès, ce qui améliorera le train de vie de la famille. Collaborateur de Jaurès, il se trouve à ses côtés (ainsi que son fils Jean), quand le tribun est assassiné le 31 juillet 1914. Miguel Almereyda ne tarde pas à prendre conscience de l'absurdité de la guerre. Il vient de se convertir au pacifisme et à la révolution russe quand il est arrêté le 6 août 1917 et incarcéré à la prison de Fresnes. Une semaine plus tard, il est retrouvé mort, "suicidé" avec son lacet de chaussure...
Voilà Jean Vigo orphelin à 12 ans. Avec un nom honni par toute la droite nationaliste. Sa mère se désintéresse de lui. Il est recueilli par Gabriel Aubès, beau-père de Miguel Almareyda, qui le scolarise à Nîmes sous un faux nom. Pensionnaire ensuite à Millau (1918-1922) et à Chartres (1922-1925), expériences dont il tirera en 1933 le film Zéro de conduite. Il s'inscrit à la Sorbonne, mais tombe rapidement malade de la tuberculose et part se soigner à Font Romeu. C'est là qu'il rencontre Elisabeth Losinska (Lydou), une jeune polonaise, fille d'un industriel, elle-même malade, qui deviendra sa femme. Sitôt guéri, il part pour Paris puis Nice car il veut devenir cinéaste.
C'est là qu'il épouse Lydou et que naîtra Luce. Il trouve du travail aux studios de La Victorine, mais tout cela reste éphémère, bien fragile. Grâce au père de Lydou il peut s'acheter une caméra. Il rencontre Boris Kaufman, frère du réalisateur soviétique Dziga Vertov, et réalise avec lui, en 1930, son premier film, À propos de Nice2, qui rencontre un succès d'estime3. Il enchaînera en 1931 avec Taris, roi de l'eau, court-métrage de commande de 11 minutes, qui aura aussi un certain succès.
..et avec son
chef-opérateur
Boris Kaufman
Il rencontre de nouveau la chance, en 1932, à Paris, en la personne d'un certain Mr Jacques-Louis Nounez, homme d'affaires amoureux du cinéma, mais qui trouve celui-ci médiocre. Il accepte de financer les films de Jean Vigo. Zéro de conduite4 sortira en 1933 et L'Atalante en 1934. Mais le tournage de ce quatrième film l'a épuisé ; il a tout juste le temps de le monter, de le visionner une fois et il meurt en 1934, à 29 ans.
Au total, dit Jean-Pierre Dubois, cela fait une vie assez triste, -marquée par la misère, les séjours en prison du père, l'identité empruntée, le manque d'affection, la maladie, -même si elle fut éclairée aussi par de belles rencontres et de belles fulgurances créatrices. Et puis, il y a cette question : pourquoi une œuvre filmique qui n'atteint même pas les 200 minutes a-t-elle laissé une telle empreinte ? Pour nous permettre de (commencer à) le comprendre, Jean-Pierre Dubois nous propose ensuite la projection de À propos de Nice. 23' d'enchantement.
Cela commence comme un feuilleté de scènes banales de la vie quotidienne à Nice lors du Carnaval. Feu d'artifice. Baie des Anges. Prom'. Casino. Mer. Boulevards. Palmiers. Jardinier. Mer. Baigneurs. Carnaval. Palaces. Mer. Terrasses de cafés. Chapeaux et ombrelles. Balayeurs. Ah ! Des balayeurs à Nice... On commence à se dire qu'il ne faut peut-être pas trop se fier à nos premières impressions... Au casino, les joueurs décrochent le jack pot, mais, sur la plage, la mer se retire et ne laisse plus rien voir de tout cela... La ville, la Prom' investie par les bourgeois, les dames aux terrasses des cafés sont belles sous le soleil d'azur, tandis que les balayeurs, les jardiniers, les garçons de café et d'autres encore s'affairent pour que rien ne vienne gâcher le nouveau jour...
Jean Vigo nous donne ainsi à voir la coexistence des classes. D'un côté, les palaces, les régates, le tennis, les courses de voitures, la fête, les personnalités sous les pieds desquelles on déroule le tapis rouge ; de l'autre, les simples gens assis sur les chaises de la Prom', la partie de pétanque, les musiciens de rue, les vendeurs de socca, les lavandières, les baigneurs. Le carnaval n'échappe pas à cette scission : construction et animation des chars d'un côté, géants et batailles de fleurs de l'autre.
Quel sens tout cela a-t-il ? L'homme qui se dore au soleil sur la Prom' finit en poulet rôti. Les bourgeoises dont les jambes tricotent des poses savantes et nonchalantes aux terrasses des cafés peuvent aussi être imaginées dans le plus simple appareil. Le cireur de chaussures cire des pieds nus. Pire encore : des crocodiles circulent au beau milieu des baigneurs !
Et puis l'atmosphère s'alourdit. Officier à cheval. Défilé militaire. Jeunes filles qui dansent. Cimetière. Jeunes filles qui dansent. Navires de guerre. Enterrement. Jeunes filles qui dansent. Poitrines de militaires constellées de médailles. Et toujours les jeunes filles... Un ange passe... La mer et les palmiers sont toujours là. Le vent tourne. Les cheminées de l'usine prennent des allures de canons. Les volutes de fumée qu'elles dégagent n'annoncent rien de bon. Mais les jeunes filles dansent toujours...
Et on comprend mieux le charme - mais charme inquiétant - qu'exerce le cinéma de Jean Vigo. Bien sûr, la vie est faite d'insouciance et de plaisirs simples. Et à Nice plus qu'ailleurs peut-être. Mais qu'y a-t-il au bout ? Au bout il y a la mort. Pas la mort de la vie ; la mort des marchands de canons. Non pas mourir d'avoir vécu, mais mourir pour les industriels. Le cinéma vérité que nous propose Jean Vigo est une violente critique sociale. Alors, certes, c'était en 1930. Mais, quatre vingt cinq ans plus tard, on peut dire, nous semble-t-il, que le monde livré au néolibéralisme reste travaillé par les mêmes pulsions de mort.
Daniel Amédro
Indications bibliographiques :
Lherminier Pierre,
Jean Vigo, Œuvre de cinéma, Cinémathèque française/Lherminier éditeurs, 1985.
La somme pour les spécialistes.
Jean Vigo, Un cinéma singulier, Ramsay Poche, 2007.
Salès Gomès P.E., Jean Vigo, collection "Cinémathèque", éditions du Seuil, 1957.
Ouvrage fondateur et toujours incontournable en dépit de son ancienneté.
Truffaut François, "Jean Vigo est mort à 29 ans" in Les films de ma vie, Flammarion, 1975 (réédité en poche, Champs/Contre-champs, 1987).
Courte mais brillante étude. On peut se limiter à elle.
Vigo Luce, Jean Vigo, Une vie engagée dans le cinéma, Cahiers du cinéma, 2002.
Simple, court et clair. "Débarrassé de toute une mythologie romantique", est-il précisé en page 4 de couverture, et c'est vrai.
Nota bene : trois de ces ouvrages sont disponibles à la médiathèque patrimoniale Romain Gary, boulevard Dubouchage, à Nice : Pierre Lherminier (Jean Vigo, Œuvre de cinéma), P.E. Salès Gomès et Luce Vigo.