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Henri Pena-Ruiz

L'émancipation laïque des femmes,
levier de l'émancipation universelle



à Cabu, Charb, Tignous, Wolinski


Rencontre de la Pensée Critique du 12 mars 2015 :
Henri Pena-Ruiz indique tout d'abord qu'à l'époque où il avait accepté de venir parler de la laïcité comme levier d'émancipation des femmes, et, -par le truchement de cette émancipation, -de l'émancipation universelle, le drame de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher ne s'était pas produit. La radicalisation d'un certain fanatisme religieux donne à la question de la laïcité une gravité tout à fait essentielle. On pouvait espérer que la laïcité, dans le sillage de ce drame, sortirait renforcée, mais ce n'est pas le cas, en dépit d'apparences trompeuses. Et Henri Pena-Ruiz évoque « cette marche citoyenne ambiguë », qui a vu des centaines de milliers de personnes marcher derrière des dirigeants politiques - tel Netanyahu - largement responsables de catastrophes. Mais reste, ajoute-t-il, qu'il fallait quand même que le peuple français dise son horreur absolue, incommensurable à tout commentaire, devant le bain de sang qui a eu lieu dans les locaux de Charlie Hebdo.


Henri Pena-Ruiz dédie donc cette conférence à ses amis Cabu, Charb, Tignous, Wolinski. « Ces hommes, dit-il, dans la lutte politique qu'ils ont conduite contre le fanatisme et la dimension régressive de certains extrémismes religieux, ne s'en sont jamais pris aux peuples comme tels ; ils n'ont jamais, ni de près ni de loin, frôlé le racisme ». Car si le délit de racisme a une définition rigoureuse c'est celle ci : est raciste le fait de s'en prendre à un être humain ou à un groupe d'êtres humains en raison de son origine, de sa religion, de son particularisme. Mais n'est pas raciste le fait de tourner en dérision une religion. On a le droit de critiquer une religion comme on a le droit de critiquer une opinion politique, une théorie, une vision du monde (Weltanschaung). Une des distinctions essentielles que permet de comprendre la laïcité c'est, précisément, que ce qui est respectable ce n'est pas la croyance, c'est le croyant en tant qu'homme, et la liberté de croire. Mais si l'on tire de ce respect nécessaire de l'être humain et de sa liberté de croire l'idée du respect des croyances on tombe dans une sorte de police de la pensée ; à ce moment-là, La religieuse de Diderot doit aller à nouveau dans les oubliettes de la censure. De même le Dictionnaire philosophique de Voltaire, et peut être aussi le Traité théologico-politique de Spinoza. On a donc une tache considérable à mener aujourd'hui qui est d'expliquer que le respect des croyants comme personnes et le respect de la liberté de croire n'implique nullement le respect des religions ou des croyances ou des convictions ou des idéologies.
On a inventé la notion absurde d'islamophobie ; mais pourquoi donc traiter le rejet d'une religion comme une maladie ? Pourquoi, alors, ne pas parler d'"athéophobie", délit qui consisterait à mettre en cause un athée parce qu'il est athée. On est confronté là, dit Henri Pena-Ruiz, à des vocabulaires pervers qui doivent faire l'objet d'une critique. Le racisme à l'égard d'un groupe humain en raison de sa religion est clairement identifiable comme délit. Quand monsieur Philippe Tesson, par exemple, a osé dire à l'antenne que ce sont les musulmans qui sèment la pagaille dans les banlieues, il aurait dû être immédiatement traduit en justice parce qu'il a mis en cause un groupe humain eu égard à ce qu'il est, eu égard  à son appartenance religieuse. En revanche, les dessins de Charlie étaient à mille miles de ce genre de choses.
Par rapport à ces élèves qui ont refusé la minute de silence, les enseignants avaient une petite leçon de philosophie critique à faire. Tout d'abord, on ne peut pas mettre sur le même plan deux supposées violences ; celle d'une Kalachnikov qui déchiquète les corps et crée la mort de façon irréversible n'a rien à voir avec la violence supposée d'un dessin, d'une caricature, qui est une représentation graphique. Représentation, donc au second degré. Et ceux qui ont osé mettre sur le même plan le dessin caricatural et le meurtre commis par les frères Kouachi, en disant  « ils l'ont bien cherché », sont soit inconscients, soit cyniques, soit pervers. Car, enfin, quelque soient les circonstances qui font que des êtres humains basculent dans le fanatisme, pour appuyer sur la gâchette il faut le vouloir, et là il y a un absolu. On pourra toujours trouver des causes qui font que, mais jamais ces causes qui font que n'expliqueront ni ne justifieront un acte qui consiste à appuyer sur la gâchette. Jamais. Sauf à considérer ces êtres humains avec condescendance en estimant qu'ils ne savent pas ce qu'ils font. Mais le minimum de respect - peut être même paradoxal - à leur égard est de considérer qu'ils sont pleinement responsables et de ne pas leur chercher des circonstances atténuantes.
Il faut aussi rappeler la chronologie. Tout a commencé par le meurtre en 2007 de Théo Van Gogh, réalisateur du film "Submission" qui représente la situation des femmes dans la théocratie islamiste. C'est après cela qu'on été publiées au Danemark les caricatures de Mahomet, relayées ensuite par Charlie Hebdo par solidarité. Henri Pena-Ruiz insiste : "après cela", et non "en réponse à cela" parce que les caricatures ne sont pas une réponse tant elles sont dérisoires et incommensurables. Rappeler ce que fut la violence première permet de comprendre à quel point le drame du 7 janvier est absolu, et a de quoi heurter tout être humain normalement constitué. Henri Pena-Ruiz dédie donc cette conférence aux dessinateurs de Charlie Hebdo.

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Henri Pena-Ruiz indique en introduction que la la laïcité n'est issue d'aucune culture particulière. Elle n'est pas issue de la culture occidentale judéo-chrétienne comme le prétend Marcel Gauchet. Le christianisme n'est pas une religion de la sortie de la religion. C'est d'ailleurs un contre-sens de parler de sortie de la religion  à propos de la laïcité car celle-ci n'a jamais signifié une sortie de la religion, mais une sortie du théologico-politique, c'est-à-dire de la transformation de la religion en un projet de domination politique, ce qui est quand même tout à fait différent. Et nombre de croyants, tels les catholiques dissidents de "Nous sommes aussi l'Église", qui pratiquent la religion comme une démarche spirituelle de témoignage éthique qui n'a rien à voir avec la compromission temporelle de l'Église avec le pouvoir politique,  s'estiment profondément laïques dans l'intérêt même de la religion. La laïcité donc, qui n'est pas le pur produit du développement occidental, y a été conquise dans le sang et les larmes à rebours non pas de la religion comme démarche spirituelle, mais de la religion politisée, devenue un projet de domination.
Henri Pena-Ruiz récuse donc aussi, du même coup, les thèses de Samuel Huttington sur le choc des civilisations, et aussi celles de Madame Le Pen qui prétend que la laïcité est une caractéristique singulière de notre civilisation et qui tourne la laïcité - c'est-à-dire autre chose que la laïcité - contre un groupe particulier de la population française. Ce que fait là madame Le Pen n'est pas un cas de figure de la laïcité, mais de l'anti-laïcité. Et d'ailleurs, ce positionnement anti-laïque se manifeste aussi par le fait qu'elle fait partie de ces gens qui ne s'insurgent jamais contre les manifestations religieuses en Limousin, appelées "ostentions", financées sur fonds publics par les élus socialistes, alors qu'ils s'insurgent - au nom de la laïcité - contre les prières de rue dans le XVIIIè arrondissement à Paris, lorsque ces prières de rue sont le fait de citoyens de confession musulmane. On est là dans l'invocation usurpatrice d'un mot, mais, contrairement à ce que dit monsieur Baubérot, ce n'est pas la laïcité.

Henri Pena-Ruiz veut soutenir la thèse qu'il n'y a pas 36 laïcités, ni même 7 laïcités, ni même 6. Il n'y en a qu'une. Ce qui la définit c'est la déliaison de la loi religieuse et de la loi politique, avec une triple finalité : 1) poser la liberté de conscience, irréductible à la liberté religieuse qui n'en est qu'un cas particulier ; les croyants sont libres de croire ; les athées libres de ne pas croire ; les uns et les autres doivent jouir des mêmes droits ; pas question que la religion bénéficie d'un statut de droit public alors que l'athéisme ou l'humanisme athée aurait un statut de droit privé ; ce serait une discrimination. Or, Monsieur Bianco, mal nommé président de l'"observatoire de la laïcité", vient de proposer qu'on finance sur fonds publics un institut de théologie musulmane. « On tombe à la renverse ! », s'indigne Henri Pena-Ruiz. Ce n'est pas le rôle de la rôle de la République de financer des instituts de théologie, et ce malgré l'exemple concordataire. La République n'est ni croyante ni athée, elle se tient en dehors du champ des options spirituelles ; et cette extériorité, cette transcendance, rend possible la mise en place des conditions de la coexistence des adeptes des différentes options spirituelles (athées, croyants, agnostiques).
2) La liberté de conscience doit donc être une "égale liberté " pour reprendre un concept cher à Balibar, c'est-à-dire qu'on ne peut pas imaginer que les croyants aient plus de libertés que les athées, ni que les athées aient plus de libertés que les croyants. Donc, va de pair, -de façon indissociable, -avec la liberté de conscience l'égalité de droits, ce qui interdit tout privilège public des religions, comme tout privilège public de l'athéisme. Le financement public des écoles privées depuis la loi Debré de 1959 est donc attentatoire à la laïcité.
3) Troisième finalité : l'émancipation. Grand exemple entre tous : l'école laïque, qui viendra étayer la liberté de conscience par la formation de l'autonomie de jugement et le partage de la culture. Henri Pena-Ruiz définit donc aussi la laïcité comme un registre d'émancipation, ce qui la distingue radicalement de la sécularisation. Cette notion de sécularisation, issue du vocabulaire religieux, qui oppose le séculier et le régulier, désigne le transfert des régulations qui, -jadis, -étaient assurées par les autorités régulières, vers des autorités séculières. Dans certains pays anglo-saxons la laïcité se réduit à cela. En France, au Mexique, en Inde, par contre, la laïcité implique, au-delà de la sécularisation, une émancipation. La thèse que veut soutenir Henri Pena-Ruiz est que la laïcité est un processus de sortie de la dépendance. La laïcisation ne se réduit pas à un transfert des autorités régulières vers des autorités séculières, c'est une émancipation. Émancipation par rapport à tout ce qui dans la société civile est rapport de forces. Rapport de forces de l'homme par rapport à la femme ; du lettré par rapport à l'illettré ; du colonisateur par rapport au colonisé.
À cet égard, même si Marx ironise sur le « catalogue pompeux des droits de l'homme », auquel il préfère la loi des dix heures, on ne peut pas nier pour autant la dimension émancipatrice de l'émergence d'une nation qui est une communauté de droits que le peuple se donne à lui-même en exerçant sa souveraineté. On a longtemps critiqué les ambiguïtés de la nation, ajoute Henri Pena-Ruiz, mais si c'est la communauté que le peuple se donne à lui-même par le contrat social, et si elle n'est pas scellée autour d'un particularisme, elle peut ne pas avoir de dimension oppressive, et constituer au contraire un progrès.
La nation fondée sur des principes de droit, telle qu'elle est issue de la Révolution française, ne se connaît pas d'étrangers. C'est ainsi que Anacharsis Cloots et Thomas Paine, qui avaient voulu adhérer à la jeune nation française, purent le faire par simple contrat. L'ethnico-religieux est ici mis hors-jeu par une redéfinition juridico-politique de la nation.
C'est une révolution importante, même si - Marx y insiste aussi - ces droits nouveaux peuvent être purement formels si les rapports de force de la société civile restent en l'état, produisant ainsi des effets qui peuvent invalider ces droits, ou en faire une coquille vide. Quel est, en effet, le droit d'un chômeur en fin de droits de ne pas signer le contrat de travail qui le fait sortir de la précarité même si, par ailleurs, ce contrat comporte des clauses tout à fait abusives qui peuvent déconstruire sa vie ? Ce droit peut paraître dérisoire, même si dans la scénographie, la dramaturgie, de l'État de droit formel il semble essentiel.
Dire qu'un premier registre d'émancipation (juridico-politique) n'est pas suffisant tant qu'il n'est pas accompagné d'un autre registre d'émancipation (socio-économique) c'est juste, mais cela ne veut pas dire que ce premier registre d'émancipation doive être tenu pour quantité négligeable. L'émancipation laïque et l'émancipation sociale doivent entamer une sorte de dialectique. Ce n'est pas parce que des gens sont dans une situation d'exclusion qu'il faut considérer que, pour eux, l'émancipation laïque est nulle et non avenue. Et Henri Pena-Ruiz d'évoquer les positions "très à gauche" de certaines personnes, qui ne jurent que par l'émancipation socio-économique, jugeant la laïcité - avec ses exigences formelles - irrecevable. Il ne partage pas cette idée et pense que, comme Marx le dit lorsqu'il approuve chaleureusement l'œuvre de laïcisation de la Commune de Paris, c'est très bien d'avoir soustrait l'école à l'influence de l'Église, même s'il est vrai aussi que l'émancipation laïque peut rester lettre morte si elle ne s'assortit pas de l'émancipation socio-économique et aussi - troisième registre d'émancipation distingué par Henri Pena-Ruiz - de l'émancipation intellectuelle et culturelle.
Finalement, la laïcité est présente dans deux registres d'émancipation sur trois : l'émancipation politique (par la séparation des Églises et de l'État) et l'émancipation intellectuelle et culturelle (à travers l'école laïque), mais pas (pas encore ?) l'émancipation socio-économique. Il y a donc encore à faire ! Mais ce qui est fait n'est plus à faire ! Henri Pena-Ruiz relève, en particulier, que l'émancipation intellectuelle et culturelle du prolétariat par la laïcité est quelque chose de fondamental. Et si l'émancipation de l'école s'accompagne aussi de la mise en évidence des déterminants sociaux du genre par opposition aux prétendus déterminants naturels ou religieux du genre, l'émancipation des femmes est à la clé.

Parvenu à ce point de son exposé, Henri Pena-Ruiz lit un passage de la Xè époque de l'« Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain » de Condorcet :
« Parmi les progrès de l'esprit humain les plus importants pour le bonheur général, nous devons compter l'entière destruction des préjugés qui ont établi entre les deux sexes une inégalité de droits funeste à celui même qu'elle favorise1. On chercherait en vain des motifs de la justifier par les différences de leur organisation physique, par celles qu'on voudrait trouver dans la force de leur intelligence, dans leur sensibilité morale. Cette inégalité n'a d'autre origine que l'abus de la force, et c'est vainement qu'on a essayé depuis de l'excuser par des sophismes »2.
La théorie du genre est presque présente en filigrane, fait remarquer Henri Pena-Ruiz. Si on entend par théorie du genre, en effet, la théorie qui réfère la féminité du supposé éternel féminin à ses déterminants sociaux, à la généalogie de la distribution des rôles entre les sexes par la société, il est clair que là Condorcet incite à une généalogie sociale de la différenciation des sexes.

L'obstacle qui va s'opposer à cette généalogie sociale c'est la religion catholique3, et même, avant elle, le judaïsme. Henri Pena-Ruiz fait ce constat : les trois monothéismes - judaïsme, christianisme et islam - sont contemporains de sociétés patriarcales ; et il souligne cette chose étonnante pour des religions qui prétendent transcender les idées historiquement déterminées de leur époque, c'est que non seulement elles ne les ont pas transcendées, mais elles s'y sont au contraire enlisées, au point que dans les trois religions du livre on trouve une justification de l'inégalité des sexes. Là où ces religions prétendaient faire acte de transcendance, elles ont fait acte d'immanence ; elles sont restées prisonnières des préjugés de la société patriarcale. C'est ainsi que dans le premier testament, c'est-à-dire la bible juive, on trouve ce passage (Genèse, 3)4 :
L'éternel Dieu dit à l'homme : « ...Est-ce que tu as mangé du fruit de l'arbre dont je t'avais interdit de manger ? »
L'homme répondit : « C'est la femme que tu as mise à mes côtés qui m'a donné de ce fruit, et j'en ai mangé ».
L'Eternel Dieu dit à la femme : « Pourquoi as-tu fait cela ? »
La femme répondit : « Le serpent m'a trompée et j'en ai mangé »
L'Eternel Dieu dit au serpent : « Puisque tu as fait cela, tu seras maudit parmi tout le bétail et tous les animaux sauvages. Tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. Je mettrai l'hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance : celle-ci t'écrasera la tête et tu lui blesseras le talon ». Il dit à la femme : « j'augmenterai la souffrance de tes grossesses. C'est dans la douleur que tu mettras des enfants au monde. Tes désirs se porteront vers ton mari, mais lui, il dominera sur toi ».
Et Henri Pena-Ruiz fait remarquer que quiconque a vu le film Kadosh5 comprend ce que veut dire la conception patriarcale traditionnelle du judaïsme.
Passant au christianisme, Henri Pena-Ruiz cite maintenant Paul, qui écrit dans l'épître aux éphésiens (chapitre 5, versets 22 à 24)6 :
« Femmes, [soumettez-vous] à votre mari comme au Seigneur, car le mari est le chef de la femme, comme Christ est le chef de l'Église qui est son corps et dont il est le Sauveur. Mais tout comme l'Église se soumet à Christ, que les femmes aussi se soumettent en tout à leur mari ».
« Rebelote ! », lance Henri Pena-Ruiz. Le christianisme, dans le sillage du judaïsme, est en total accord avec une société patriarcale qui assigne la femme au statut de second sexe ("Le deuxième sexe" dira Simone de Beauvoir à la Libération).
Et maintenant le Coran. On peut lire dans la sourate nº 2, versets 221 à 2237 :
« Isolez-vous des femmes en cours de menstruation. N'approchez d'elles qu'une fois purifiées. Quand elles seront en état, allez à elles par où Dieu l'a pour vous décrété. Vos femmes sont votre semaille. Allez à votre semaille de la façon que vous voulez. Tirez-en une avance pour vous-même en vous prémunissant vers Dieu. Pour ceux qui s'abstiennent par imprécation de leur femme, mise en observation de quatre mois. Les femmes ont droit à l'équivalent de ce qui leur incombe selon leur convenance. Les hommes ont toutefois sur elles préséance d'un degré ».
La femme a donc un être juridique moindre que celui de l'homme. Cela ne veut pas dire qu'elle est maltraitée. Henri Pena-Ruiz indique d'ailleurs que certains auteurs pensent que Mahomet avait codifié une situation de la femme meilleure que celle qui existait auparavant. C'est peut-être vrai, mais reste que la femme a un degré de préséance de moins que l'homme et que le mari peut aller à la femme, qui est sa semaille, quand il le veut. Il n'est ajouté nulle part avec l'accord réciproque de la femme.
Donc, finalement, il n'y a pas une religion pour relever l'autre. Bien difficile de les classer quant aux droits des femmes. Elles sont ex æquo dans l'assignation à résidence de la femme, dans la définition de son infériorité supposée et de sa soumission inconditionnelle à l'homme. Henri Pena-Ruiz relève alors que la notion de "chef de famille", héritée du judaïsme et du christianisme, est particulièrement violente ; et il a fallu qu'en 1983 madame Yvette Roudy fasse rerédiger le livret de mariage puisque jusqu'alors - inspiré qu'il était par le judéo-christianisme - il disait que le mari est le chef de famille, qui choisit le domicile conjugal, sa femme étant tenue de le suivre. On dit désormais, et c'est une révolution laïque, que le mari et la femme choisissent de concert le domicile conjugal et exercent conjointement l'autorité familiale. Nouvel exemple, donc, que la laïcité consiste à faire un découplage entre la loi religieuse et la loi civile. Et ce découplage est un levier d'émancipation des femmes. Henri Pena-Ruiz rappelle à cet égard que dans le débat sur le mariage pour tous on a vu réapparaître de violentes résistances religieuses à l'idée non pas d'interdire le mariage traditionnel et le modèle de vie qui peut lui être associé (ce à quoi personne ne songeait) mais de pluraliser les modes d'accomplissement et de faire perdre, du même coup, au mariage traditionnel, son statut de "mariage de référence ". De même, les résistances cléricalistes religieuses furent vives à l'idée de n'énoncer aucune restriction au droit d'avorter, au bien nommé droit d'interrompre volontairement une grossesse, c'est-à-dire au droit pour la femme de donner la vie quand elle le décide, et non pas par accident ou par contrainte.

Quittant un instant son sujet de l'émancipation des femmes, Henri Pena-Ruiz montre au sujet du conflit israélo-palestinien à quel point le couplage de la loi politique et de la loi religieuse peut être catastrophique. Quand un colon israélien - non pas juif : israélien - brandit la bible comme un titre de propriété pour dessaisir les palestiniens de leur terre, pour exiler les palestiniens dans leur propre terre ("Dieu nous a promis cette terre ; elle est à nous, pas à vous ; dégagez !"), le processus de colonisation - toujours en cours en Israël - utilise un instrument théologique (la théorie de la terre promise, voire la théorie du peuple élu, voire une conjonction des deux) pour dessaisir les palestiniens de leurs droits sur leurs terres ; pour exiler les palestiniens de leur propre terre. Cette thématique de la terre promise, qui justifie le dessaisissement du peuple palestinien de tous ses droits au nom d'un Dieu, est ravageuse au Proche Orient. Elle montre combien le couplage du politique et du religieux peut-être catastrophique ; catastrophique pour les droits des peuples ; pour les droits des femmes ; et plus généralement pour les droits des êtres dominés.

De la même manière, en Europe, jusqu'à la Révolution française, les textes des Papes justifiaient la domination des seigneurs sur les serfs. Léon XIII écrit que Dieu a voulu qu'il y ait des pauvres et des riches, une hiérarchie sociale. Chaque fois que la religion est instrumentalisée pour justifier les rapports de forces, elle produit des choses tout à fait répréhensibles même si, en même temps, la religion ne se réduit sans doute pas à cela ; même si elle peut aussi être une méditation libre sur la finitude humaine, sans aucune volonté de domination temporelle. L'abbé Lemire, contemporain de la loi de séparation des Églises et de l'État, disait que celle-ci était une très bonne chose car elle permettrait à l'Église de se recentrer sur sa mission spirituelle revendiquée. Le croyant Victor Hugo, dans son discours contre la loi Falloux, disait : "Je veux l'État chez lui, l'Église chez elle", prenant ainsi complètement à rebours ce qu'il appelait le parti clérical. L'adversaire de la laïcité - encore une fois - ce n'est pas la religion comme démarche de témoignage spirituel, c'est le parti clérical, c'est-à-dire un parti qui veut, au nom d'une religion, imposer un ordre juridico-politique, comme cet ordre patriarcal qui assigne la femme au statut du second sexe. Victor Hugo a parfaitement compris dans son discours sur la loi Falloux qui organise le contrôle du clergé sur les écoles que la laïcité n'est pas antireligieuse. Quand Jean Baubérot confond laïcité et athéisme militant il se moque donc du monde ; il s'acharne sur une caricature. La laïcité n'est pas l'athéisme militant. L'URSS stalinienne, aux pires moments de la persécution anti orthodoxe, bafouait autant la laïcité que la Pologne catholique qui, aujourd'hui, impose la prière publique dans toutes les écoles. Prenons-nous en à un athéisme bouffeur de curés, mais n'appelons pas cela laïcité. Et n'appelons pas non plus laïcité l'idéologie de madame Le Pen qui se drape dans la laïcité pour donner une honorabilité au rejet d'une partie de la population. La laïcité se tient en dehors des options spirituelles ; elle n'est pas une option spirituelle parmi d'autres. Elle prétend définir un cadre juridico-politique qui organise la coexistence des options spirituelles sur la base de la stricte égalité de droits entre croyants, athées et agnostiques. Et comme la loi commune ne peut plus dériver de la foi propre à certains, le processus de découplage de la loi civile commune à tous par rapport à la croyance particulière à certains s'accompagne d'une émancipation. Dans un pays laïque dont la loi commune est que l'IVG est accessible à toutes les femmes, où la notion machiste de chef de famille a disparu, les femmes ont conquis leur émancipation sociétale, leur émancipation juridique, même si cette conquête n'est pas suffisante parce que, aujourd'hui encore, en France, le principe "À travail égal, salaire égal" n'est toujours pas appliqué aux femmes ; parce que des discriminations qui ne disent pas leur nom, appelées par Yamina Benguigui le "plafond de verre", existent encore. C'est le fait, par exemple, qu'une femme ne pourra pas diriger une société parce que l'on craint des grossesses à venir et des mois d'absence. Henri Pena-Ruiz rappelle que là le CV anonyme, proposé dans le cadre de la commission Stasi, peut être une solution parce que sans justice sociale - Jaurès le dit clairement - la laïcité risque de devenir une coquille vide. À cet égard, beaucoup de gens qui, aujourd'hui, s'en prennent à la laïcité devraient s'en prendre plutôt au capitalisme ou à la sédimentation des rapports sociaux de production. Ce n'est pas parce que des populations entières sont l'objet d'un chômage récurent beaucoup plus important que d'autres populations qu'on va leur laisser en lot de consolation l'aliénation non pas aux religions mais au théologico-politique.

C'est très important de rappeler cela, insiste Henri Pena-Ruiz, parce que, aujourd'hui, il est clair que l'émancipation des femmes est un processus difficile. Et pour l'illustrer il évoque le débat sur la parité qui opposa Gisèle Halimi et Elisabeth Badinter. L'une pour, l'autre contre. On mesure avec cette question les limites d'une émancipation juridique qui ne s'accompagnerait pas d'une émancipation sociale parce que si on dit que dans telle assemblée il faut 50 femmes-50 hommes c'est absurde ; peut-être que eu égard aux personnes disponibles ça devrait plutôt être 40 femmes-60 hommes, ou 60 femmes-40 hommes. Si aucune femme ne doit devoir sa place dans une assemblée au fait qu'elle est femme, la parité peut apparaître comme un décret abstrait. Elisabeth Badinter disait à cet égard qu'il fallait se soucier de l'égalité des chances entre les sexes mais qu'on ne pouvait pas décréter une égalité d'arrivée. Égalité de départ et égalité de processus, oui. Mais la parité décrète une égalité d'arrivée alors, disait Elisabeth Badinter, qu'il faut peut-être plutôt mettre en œuvre une égalité de départ et une égalité processuelle, ce qui suppose que l'ensemble des déterminants sociaux de la réussite doivent être strictement égaux pour les hommes et pour les femmes. On est encore loin du compte, évidemment. Cette polémique, qui mettait en présence deux grandes féministes également estimables, mais qui s'opposaient sur le chemin à prendre, fut très intéressante. Henri Pena-Ruiz voit en fin de compte dans la parité une exigence régulatrice, un idéal asymptotique comme dirait Kant, c'est-à-dire un objectif que l'on vise, et tout pas en direction de l'idéal (égalité de représentation des hommes et des femmes) étant accompli est un progrès. Mais pour y arriver il y a une processualité sociale qui est complexe, où les femmes ont à surmonter des préjugés idéologiques et religieux pluri millénaires + la position de force des hommes dans l'appareil productif + le sexe des écoles. Dire donc que la laïcité est un levier d'émancipation des femmes ce n'est pas prétendre qu'elle soit un levier suffisant. On touche là le rapport entre condition nécessaire et condition suffisante. Il est clair qu'il faut que tous les verrous juridiques, politiques et intellectuels de l'émancipation des femmes soient débloqués. Mais si, par ailleurs, il n'y a pas une refonte des rapports hommes-femmes dans la distribution des tâches au sein de la société, cela ne suffira pas à porter l'émancipation au maximum qu'elle peut atteindre. Et c'est là que l'on peut dire que si - grâce à la laïcité - l'émancipation de la loi commune par rapport à la tutelle religieuse et si l'émancipation de l'école sont des leviers fondamentaux d'émancipation des femmes, il reste que le troisième levier d'émancipation, dans le champ sociétal et économico-politique, ou économico-social, doit prendre le relais du levier d'émancipation laïque pour mener à bien l'émancipation des femmes. Nous y sommes encore, évidemment. Et même, on assisterait plutôt aujourd'hui à une régression ; et pas que des droits des femmes, d'ailleurs ; régression des droits sociaux, déconstruction du droit du travail ; déconstruction du programme du CNR ; mise en cause de la Sécurité sociale créée par Ambroise Croizat... Nous sommes dans une période de ruine des conquêtes sociales, et c'est tout à fait préoccupant. Et parmi ces régressions il y a un danger de régression des droits des femmes, de retour à une conception patriarcale, de façon avouée ou non, non saisissable, mais d'autant plus pernicieuse.

Henri Pena-Ruiz a voulu nous faire saisir ce qu'ont été les processus intellectuels et culturels, juridiques et politiques de l'émancipation des femmes. Nous avons tous un devoir, dit-il, dès lors que nous sommes engagés dans l'éducation populaire, de combattre les préjugés sexistes partout où ils se manifestent.
Il termine sur une note plaisante, à propos de l'article "Voile" du Dictionnaire amoureux. Le voile, indique-t-il tout d'abord, n'est pas une caractéristique propre à l'Islam ; on le rencontre aussi dans le judaïsme et le christianisme. C'est clairement une inversion des rôles entre l'homme et la femme car ce n'est pas à la femme de cacher ses beautés, c'est à l'homme de maîtriser ses désirs. Le génial Molière le dit très bien dans Tartuffe (Acte III, Scène II), dans cette fameuse scène où Dorine se présente avec sa superbe poitrine partiellement dissimulée :
Tartuffe
Couvrez ce sein, que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.
Dorine
Vous êtes donc bien tendre à la tentation ;
Et la chair, sur vos sens, fait grande impression ?
Certes, je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis pas si prompte ;
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenterait pas.
Molière avait parfaitement compris, conclut Henri Pena-Ruiz, que ce n'est pas à la femme de se cacher, mais à l'homme d'être maître de son désir, ce qu'il faudrait rappeler aujourd'hui.


Daniel Amédro
(d'après un enregistrement audio)