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Bernard Friot

 

 

Sécurité sociale et émancipation du travail :

comment nous réapproprier notre travail

et la valeur économique que nous produisons ?

 

 

 

 

Rencontre de la Pensée Critique du 26 février 2015 :

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Entre 1920 et 1975-80, et spécialement au sortir de la seconde Guerre mondiale, la dynamique de la classe ouvrière se traduit par la conquête de tremplins comme la Sécurité sociale ou le statut de la Fonction publique. Mais aujourd'hui nous les sous-estimons, nous les lisons à l'envers ; nous sommes dépendants dans nos batailles - le plus souvent défensives - de l'agenda de ceux qui, depuis toujours, sont hostiles à la Fonction publique, à la Sécurité sociale ; nous sommes à leur remorque, ayant perdu l'autonomie du discours et de l'agenda. Nous commémorons ces acquis, mais nous ne les actualisons pas.

Comment actualiser le statut de la Fonction publique ? B. Friot indique d'abord que la Fonction publique est la mise en cause d'une institution centrale dans la pratique capitaliste, à savoir le marché du travail ; ce marché sur lequel les hommes et les femmes sont demandeurs d'emploi auprès des propriétaires de l'outil de travail, ou de leurs représentants ; demandeurs parce que non propriétaires et niés comme producteurs de valeur économique ; demandeurs aussi, -et B. Friot commence déjà à ployer ses thèses, -parce que le salaire est un attribut non de la personne mais du poste de travail. Nous ne pouvons être reconnus comme producteurs de valeur économique que si nous allons sur un marché, « la corde au cou, en chemise », supplier un offreur de bien vouloir nous employer. Or, la Fonction publique d'Etat subvertit radicalement le marché du travail. Personne ne peut dire à un fonctionnaire : aujourd'hui je t'embauche, demain je te licencie. Personne ne peut lui dire qu'il n'est pas porteur de valeur économique, que son salaire ne lui appartient pas. Le fonctionnaire n'a donc pas d'employeur puisqu'il est titulaire d'un salaire. Idée-choc le salaire à vie ? NON ! C'est bien plutôt parce que nous vivons le salaire à vie comme une idée-choc que nous sommes dans l'impuissance aujourd'hui. Le salaire à vie est d'ores et déjà le quotidien de plusieurs millions de personnes en France : les fonctionnaires, les retraités. C'est la réalité de ceux dont le salaire est lié au grade, et non pas au poste de travail. Ce qui définit le fonctionnaire, c'est que son salaire est un attribut de sa personne. C'est pour cela que le fonctionnaire ne passe jamais par le chômage, car il n'y a de chômage que si le salaire est affecté non pas à la personne mais au poste de travail, ce que fait la convention collective, qui qualifie les postes de travail. Dans le privé, ce n'est pas le salarié qui est payé mais son poste. « Pas de poste, la poisse ». Un fonctionnaire est payé LUI. Ce qui définit le fonctionnaire ce n'est sûrement pas l'emploi à vie, puisqu'il n'a pas d'emploi précisément, puisque ce n'est pas son poste qui est le support de sa qualification. Et d'ailleurs, si un fonctionnaire change de poste son salaire ne change pas. Ce qui définit le fonctionnaire c'est donc lui-même : son grade. Ce dispositif est là. L'introduction du chômage dans la Fonction publique d'État, tentée par Sarkozy, a été un échec. Elle a été un échec parce que les fonctionnaires ont un salaire à vie. C'est d'ailleurs pour cela que les pensions des fonctionnaires ne relèvent pas de cotisations et de caisses. Il n'y a pas de caisse de retraite des fonctionnaires d'État. Pas de cotisation. Il y a un jeu d'écriture, qui s'appelle la "retenue pour pension", mais qui est une pure fiction car il n'y pas de caisse qui serait chargée de verser les salaires. C'est sur ce modèle-là que le mouvement ouvrier s'est appuyé quand il s'est battu pour la retraite. Quand Marcel Paul met en place le statut d'EDF-GDF, comment appelle-t-il les pensions ? Salaire d'inactivité...

 

Le mouvement ouvrier a revendiqué en matière de retraite sur cette base-là. La retraite n'est pas pensée comme la contrepartie de cotisations versées ; c'est un salaire continué. Il y a donc, depuis des décennies, une lente conquête d'un droit au salaire continué ; salaire continué représentant 75% du salaire brut de référence (idéalement des six derniers mois), c'est-à-dire environ 100% du net. Ce dispositif de salaire à vie n'est certes pas majoritaire, et par ailleurs il est abatardi en matière de retraite par la règle du calcul des annuités, mais il est là ! Cette nouvelle logique s'est faite jour au cours du XXè siècle dans un moment de grande dynamique. Il faut souhaiter qu'il y aura d'autres moments de grande dynamique de ce genre, qui viendront s'inscrire dans le prolongement de ces avancées, et qui permettront, en particulier, de supprimer le calcul des annuités dans le calcul de la pension et d'avancer l'âge de la retraite à 55 ans. B. Friot insiste : l'âge de départ en retraite n'obéit pas à une logique économique mais politique. Au mouvement ouvrier de s'emparer de cette revendication, ou plutôt d'y revenir, car, dans les années 80, après l'abaissement à 60 ans de l'âge de la retraite, la revendication des syndicats était 55 ans. Le glissement subreptice vers la revendication des 60 ans fait partie de l'effondrement idéologique, et donc démocratique, qui s'est produit au cours des dernières décennies. B. Friot martèle : revendiquons 55 ans avec 100% du meilleur salaire qu'elle que soit la durée de la carrière. Voilà qui serait la poursuite concrète du déjà-là du salaire à vie des fonctionnaires et des retraités.


En supprimant la prise en compte des annuités dans le calcul des pensions, fait remarquer B. Friot, on en finit avec la double peine des femmes, qui est énorme, puisque bien qu'elles soient plus certifiées (diplômées) que les hommes elles sont moins qualifiées (classifiées, gradées) qu'eux. La seconde journée de travail des femmes, dont les hommes, globalement, s'exonèrent, fait qu'elles accèdent à des postes moins qualifiés sur le marché du travail. En moyenne, les femmes ont un salaire inférieur de 20% à celui des hommes (et 6-7% à qualification égale). Mais ce "delta" de 20% se transforme en une pension inférieure en moyenne de 40% ! 900 pour elles, 1600 pour eux. Par quel miracle 20% de salaire en moins se transforme-t-il en 40% de pension en moins ? Mais parce qu'on tient compte de la durée de carrière, des annuités. B. Friot insiste, ici aussi. On dit aux femmes : non seulement vous avez 20% de pension en moins parce que vous avez moins travaillé (oui, moins travaillé puisque la 2ème journée de travail n'est pas considérée comme productrice de valeur ; elle ne vaut rien), mais - en plus - c'est de votre faute si vous n'avez pas votre carrière complète. En supprimant la durée de carrière dans le calcul de la pension, on supprime cette inégalité.


Il faut bien voir, explique B. Friot, que ce que nous appelons valeur économique, ce à quoi nous attribuons de la valeur, est une convention sociale. Réfléchissons à ceci : si des parents conduisent leurs enfants à l'école, ils ne travaillent pas ; ils produisent de la valeur d'usage, quelque chose d'utile, mais ils ne produisent pas de valeur économique, ils ne travaillent pas au sens capitaliste du terme ; mais l'assistante maternelle qui conduit leurs enfants à l'école, elle, travaille, alors qu'elle produit la même valeur d'usage ! C'est que son activité "conduite de l'enfant à l'école " s'inscrit dans une institution capitaliste du travail qui est l'emploi ; elle a un emploi, donc elle travaille. Dans la définition capitaliste du travail, seuls ceux qui ont un emploi travaillent. Les fonctionnaires ne travaillent pas pour un capitaliste, ils dépensent. La valeur est produite exclusivement dans les entreprises. Le service public dépense de l'argent produit par d'autres. L'impôt n'est pas produit par le fonctionnaire pour le capital. Les fonctionnaires ne produisent pas la valeur qui les paye. S'il n'y avait que le capital qui disait ça, ajoute B. Friot, ce serait, somme toute, de bonne guerre. Mais beaucoup de fonctionnaires pensent aussi qu'ils ne produisent pas l'impôt, et qu'ils dépensent un argent produit par d'autres ; qu'ils sont utiles, mais qu'ils ne sont pas productifs. L'idée qu'ils produisent leur salaire comme tous les salariés n'est pas acquise du tout chez la majorité des fonctionnaires. De même, les retraités pensent qu'ils relèvent de la solidarité intergénérationnelle, qu'ils ne produisent pas de valeur. Utiles, mais non productifs, eux aussi. Ce que les hommes disent des femmes : "Ah, utile !... Et on leur fait une petite chanson à la fête des mères ; on les laisse passer dans les portes ; on fait des grands poèmes à la gloire de la femme éternelle... Dès qu'on proclame l'utilité de catégories sociales, méfiance ! Le féminisme, c'est justement le ras le bol devant l'exaltation de l'utilité ; on en a marre d'être utile ! Nous voulons accéder au statut commun de producteur de valeur".
Toutes ces représentations erronées expriment l'aliénation au discours de nos maîtres ; c'est ça la non fidélité aux acquis de la classe ouvrière. Car, en 1946, par un à-coup historique, c'est bien le début d'une alternative à l'emploi comme matrice du travail que Ambroise Croizat, Maurice Thorez et Marcel Paul ont instituée. Cette nouveauté, certes, n'a pas, aujourd'hui encore, un caractère d'évidence, mais, dit B. Friot, « c'est un tremplin d'émancipation » qui n'attend que notre action pour se généraliser. Mais pour agir encore faut-il bien voir les choses, bien les comprendre, bien les penser.
Les retraités, les fonctionnaires sont des producteurs de valeur alternative à la valeur capitaliste. Ils ne ponctionnent rien sur personne. Ils créent la valeur correspondant à leur pension ou à leur salaire. Ceux-ci, B. Friot le souligne, peuvent être "de misère", notamment à cause du système des annuités, et spécialement pour les femmes. Le salaire à vie des fonctionnaires et retraités est une valeur qui ne relève ni du marché du travail ni de la mise en valeur des capitaux. La retraite ce n'est pas du temps libéré du travail ; c'est un temps de travail libéré de l'emploi, libéré du marché de l'emploi, enfin. C'est d'ailleurs ce que disent les retraités : ils n'ont jamais autant travaillé, et jamais été aussi heureux de travailler.


Ce salaire à vie doit être revendiqué pour tout le monde. Et B. Friot attire l'attention de son auditoire sur tous ces jeunes qui maquillent leurs diplômes pour avoir un job ; qui "bricolent" avec le RSA ; qui cherchent des activités libérées de l'emploi, de la marchandise capitaliste, parce qu'ils ont plus d'ambition pour leur vie que le fait d'enrichir un propriétaire. À tous ces jeunes-là, il faut que nous soyons capables de dire : tu as droit au salaire à vie ! Non pas un "revenu de base", mais bel et bien un salaire, à vie, inconditionnel, avec une carrière.


B. Friot estime qu'un salaire à vie de 25.000 par an en moyenne (2.100 par mois) dans la fourchette 1.500-6.000 pour les 50 millions de personnes de plus de 18 ans résidant sur le sol français représenterait 1.250 milliards d'euros, c'est-à-dire à peu près ce que nous consacrons déjà aux salaires. Sur le PIB de 2.000 milliards d'euros que nous produisons chaque année, 1.300 vont aux revenus du travail ; 100 pour les revenus des travailleurs indépendants, et 1.200 pour les revenus du salaire, se répartissant en 650 milliards pour les salaires directs et 550 milliards de salaires socialisés dans les cotisations sociales. Le salaire est déjà socialisé à hauteur de 45%, en effet ; pour un salaire de 2.000 nets, il y a 1.700 de cotisations sociales. Généraliser le salaire à vie est donc tout à fait possible. Nous pouvons attribuer à chacun, de 18 ans à sa mort, un salaire de 25.000 en moyenne dans une fourchette 1.500-6.000.

B. Friot pose alors cette nouvelle question : à quoi bon un salaire à vie si nous ne maîtrisons pas l'outil de travail et l'investissement ? Nous avons déjà, là aussi, dit-il, des antécédents tout à fait considérables. Nous avons l'antécédent de ce qu'on appelle la démocratie sociale, celle qui a présidé au régime général de Sécurité sociale1 de 1946 à 1960 en fait (et 1967 formellement). Pendant cette période, le régime général, c'est-à-dire - excusez du peu - l'équivalent du budget de l'État, a été géré par des salariés élus, qui constituent les 3/4 du conseil d'administration. CA à compétence générale tandis que le directeur, élu par le conseil d'administration, a compétence limitée. C'était de la participation de la société civile à très grande échelle, et ça fonctionnait parfaitement. C'était, pour ces administrateurs, de la copropriété d'usage des cotisations maladie, vieillesse, etc. Ils n'en étaient pas propriétaires, au sens lucratif du terme, mais ils décidaient de leur usage. Ils décidaient de ce qui devait être produit. Ils décidaient de la hiérarchie. Des investissements.


Maîtriser l'investissement : là encore nous avons des anticipations tout à fait considérables. Les institutions de subversion de la pratique capitaliste de la valeur sont là, et très fortes. Il n'est que d'activer notre histoire et notre mémoire, plutôt que de l'envisager sur un mode larmoyant. Comment finance-t-on les équipements publics dans ces années où la classe ouvrière est révolutionnaire, c'est-à-dire capable de commencer à imposer une autre pratique de la valeur économique et donc du travail ? Dans les années 60, lorsqu'on transforme les hôpitaux - qui étaient des mouroirs - en CHU, les investissements hospitaliers sont financés non par appel au marché des capitaux, "avec les conseils éclairés de Dexia", mais par augmentation du taux de cotisation maladie. Et l'assurance maladie subventionne les équipements hospitaliers. Elle ne prête pas, elle subventionne. On collecte une partie de la valeur dans une caisse nationale, et celle-ci subventionne l'investissement. Exit le crédit qui, comme la propriété lucrative et le marché du travail, est une institution capitaliste. Émanciper le travail de son carcan capitaliste c'est supprimer le crédit, y compris le crédit public, car faire du crédit public c'est légitimer le crédit privé ; globalement, c'est socialiser les pertes et privatiser les profits.
De la même manière, pendant des décennies, pour financer les investissements des collectivités territoriales, on a augmenté l'impôt, c'est-à-dire qu'on exprimait la valeur produite par les services publics (la culture, l'éducation, etc.) non pas par du salaire sur le marché du travail et du profit capitaliste, non pas par des investissements financés par un emprunt auprès des capitalistes, mais par une hausse de l'impôt, c'est-à-dire par une mutualisation de la valeur qui fait que le (bien nommé) Trésor public va subventionner la construction de la piscine ou de l'école.


Subventionner, et non pas prêter. Pourquoi pouvons-nous parfaitement nous passer du crédit ? Parce que nous ne consommons pas tout ce que nous produisons. Nous produisons 2.000 milliards d'euros et nous ne consommons que 1.300. 300 - totalement parasitaires - vont aux dividendes et aux taux d'intérêt des prêts de capital. Reste 400 - 20% du PIB - potentiellement disponibles pour l'investissement, mais en partie parasitaires, eux aussi, parce que, bien que ce soit nous qui les produisions, nous n'avons pas la maîtrise de leur emploi. Les capitalistes nous les prêtent ! Mais considérons bien ceci, dit B. Friot : ils ne nous les prêtent que parce qu'ils nous les ont piqués ! Autrement dit, martèle-t-il : "je te pique, je te prête et tu me rembourses !". B. Friot insiste encore : cette croyance qu'il faut du crédit pour investir, ajoutée (cf. supra) à celle que seul l'emploi génère de la valeur, fait que nous donnons tout le pouvoir à nos maîtres. Nous attendons d'eux qu'ils soient bons avec nous... Il faut leur envoyer des signaux positifs pour qu'ils nous prêtent pas cher... On va faire des sacrifices pour apaiser les marchés... Mais "Les marchés sont pas cons, ils ne s'apaisent jamais !". Là, B. Friot fait signe vers la conférence qu'il donne le lendemain à Grasse : "Remplacez Marché par Dieu, et nous y sommes !". Notre croyance dans le crédit, qui se manifeste dans le fait que nous revendiquons un pôle public de crédit, et non pas la suppression du crédit, vient de ce que nous n'assumons pas la nouveauté de l'impôt et de la cotisation sociale telle qu'elle s'est affirmée au XXè siècle comme façon de socialiser la valeur pour récupérer les moyens d'investissement à nos fins, par une gestion de démocratie sociale du type de celle qui a fonctionné remarquablement pendant 15 ans.

Comment généraliser ces anticipations ? Il faut créer, tout d'abord, une cotisation économique qui va se substituer au profit, tout comme la cotisation maladie se substitue au marché des capitaux pour financer l'investissement hospitalier, tout comme l'impôt se substitue au marché des capitaux pour financer les équipements publics. Dans les finances publiques et les hôpitaux, nous allons revenir à la dynamique de la classe ouvrière par une pratique de la généralisation de la cotisation sociale à tout le PIB. Si nous voulons assurer un salaire à vie pour tous de 18 ans à la mort, il faut 60% du PIB, 1.250 milliards sur les 2.000. Les entreprises ne paieront plus leurs salariés, comme elles le font déjà pour 45% du salaire, qui sont une socialisation de la valeur qui va à la caisse de retraite, à la caisse de santé, aux allocations familiales, au chômage. En socialisant 100% du salaire, il n'y aura plus de salaire direct qui aura de l'employeur à ses salariés, avec le chantage toujours possible associé à ce schéma. Le dispositif sera semblable à celui de la fonction publique. La caisse des salaires collectera 60% de la valeur ajoutées des entreprises et paiera tout le monde. Il faut créer ensuite, pour les 40% qui restent, une cotisation qui ira à une caisse pour les investissements et les dépenses de fonctionnement des services publics gratuits. Caisse qui permettra de financer l'investissement par subvention en se passant de la divinité "marché des capitaux".


Daniel Amédro
(d'après un enregistrement audio)

Publications de Bernard Friot :

  • L'enjeu des retraites, La Dispute, 2010

  • L'enjeu du salaire, La Dispute, 2012

  • Puissances du salariat, La Dispute, 2012

  • Émanciper le travail, entretiens avec Patrick Zech, La Dispute, 2014

1 Voir aussi la conférence de Jacqueline Farache en décembre 2014.